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Libye,1955 : son rôle sur l’échiquier mondial (4)

16 Jan 2020 | Politique, Libye

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La Gazette de Lausanne, 10 février 1955.

Derrière le décor — breveté par l’ONU — de l’indépendance libyenne, la mainmise de l’Angleterre sur tous les rouages de l’Etat fédéral est aussi totale qu’elle peut l’être. Rien de plus normal. La Cyrénaïque et la Tripolitaine sont vouées par la nature des choses à servir de terrain de manœuvre aux jeux des puissances. Elles permettent de surveiller la Méditerranée orientale, elles débouchent, par le Fezzan, sur l’Afrique noire, et Tobrouk, cette forteresse anglaise, est à mi-chemin exactement entre Londres et Nairobi, la grande plate-forme aérienne de l’Afrique centrale.

Ce qui a déterminé les Anglais à faire les choses en grand, à traiter la Libye comme un repli stratégique de premier ordre, c’est l’impossibilité où ils se sont trouvés de parvenir à un accord avec le gouvernement égyptien sur le maintien de leurs garnisons à Suez et au Soudan. Les deux problèmes sont étroitement liés. Dans le même temps que l’ambassade de Grande-Bretagne au Caire négociait avec Naguib, puis avec Nasser, les modalités de l’évacuation, l’ambassadeur de Sa Majesté à Tripoli, sir Alec Kirkbride, négociait avec les Libyens les modalités d’une installation profonde et durable.

M. Kirkbride — qui vient de prendre sa retraite — faisait partie de la vieille équipe du « Colonial Office ». II avait été l’élève de Lawrence pendant la première guerre mondiale, il avait, pendant la seconde guerre mondiale, avec l’aide du célèbre Glubb Pacha, créé de toutes pièces le royaume de Jordanie.

Sa mission en Libye était claire : faire une seconde Jordanie.

 UN TRAITÉ COUTEUX

Le traité qu’il a réussi à faire signer aux Libyens on octobre 1953, « traité d’alliance et d’amitié » coûte assez cher au Trésor britannique, puisque celui-ci s’engage à verser au Trésor libyen, pendant vingt ans, une somme de 3.750.000 livres. Ce chiffre peut être révisé tous les cinq ans mais ce qui ne peut être révisé, c’est la clause autorisant la Grande-Bretagne à maintenir ses unités navales à Tobrouk et ses troupes (actuellement 6000 hommes) dans toute la Libye. Ce n’est qu’à partir du moment où ce traité fut ratifié par le parlement fédéral de Libye (on s’était assuré auparavant de la bonne volonté des députés) que Londres annonça son intention d’évacuer le canal de Suez. L’affaire avait été bien menée.

Il y eut quelques difficultés. La Libye, pour dorer un peu le blason des Sanoussis, avait adhéré au tout-puissant système de la Ligue arabe. Mais quand il fut question pour elle, en l’automne de 1953, de signer avec l’Angleterre un traité d’alliance, bientôt suivi d’un accord autorisant Washington à construire aux portes de Tripoli l’une des principales bases atomiques entre Tanger et le golfe Persique, la radio du Caire et les journaux égyptiens élevèrent des protestations véhémentes : la Libye, en s’engageant dans le système militaire occidental, trahissait le neutralisme rigoureux dont essayait de s’inspirer la politique du monde arabe. Tripoli avait « vendu son âme » aux impérialistes anglo-saxons.

La chose était indéniable, mais on ne voyait guère comment le gouvernement libyen, soucieux d’équilibrer son budget, aurait pu faire autrement.

L’EGYPTE FAVORABLE

Heureusement les Egyptiens eurent tôt fait de comprendre que l’alliance anglo-libyenne, loin de desservir leurs intérêts, était au contraire favorable à leurs desseins. Les Anglais lâcheraient Suez s’ils pouvaient être sûrs de leurs positions en Libye. Et c’est bien ainsi en fait que les choses se passèrent ; du jour où le traité anglo-libyen fut acquis, l’évacuation du canal le fut aussi, et l’on vit la presse égyptienne mettre une sourdine à ses réquisitoires contre l’infortuné gouvernement de Tripoli.

M. Ben Halim, le Premier ministre, s’était, rendu au Caire à plusieurs reprises pour expliquer à M. Nasser (dont la photographie orne son domicile) ses véritables intentions et tout porte à croire qu’il y eut, entre les deux chefs arabes, un subtil marchandage. Il fut entendu que l’Angleterre pourrait se replier librement sur le désert de Libye mais la Libye s’engageait, en échange, à jouer un rôle de premier plan dans la lutte du nationalisme contre la dernière grande puissance arabe, contre le pays que l’Islam tient, aujourd’hui, pour l’homme à abattre : la France.

L’activité du royaume de Libye en Afrique du Nord, les relations franco-libyennes, et particulièrement l’épisode du Fezzan méritent d’être traités à part : j’y reviendrai dans un prochain et dernier article. Je veux m’en tenir ici à la part que les puissances réservent au territoire libyen dans leurs jeux stratégiques. Or ce qui domine l’immense désert, entre Tripoli et Benghazi, ce n’est pas le silence : c’est le sifflement des turbo-réacteurs, c’est la fuite éperdue des troupeaux quand passent, presque en rase-motte, à près de mille à l’heure, les chasseurs de l’« US-Air Force ». Pour la Libye, c’est une chance, et c’est même la seule chance qu’elle ait de « gagner sa vie ».

UNE SEULE RICHESSE

En dehors d’un peu d’alfa, de ses dattes et de ses éponges, elle n’a rien à vendre (NDLR : le pétrole jaillira dans le sud-ouest du pays l’année suivante, en avril 1956). Elle n’a rien d’autre à vendre, à louer plutôt, que sa position stratégique. Un désert, c’est à priori le néant, mais, bien situé, c’est un budget, c’est un gouvernement, c’est une promesse de nation. La Libye, donc, loue une moitié de son désert aux Anglais et l’autre aux Américains. J’ai dit le prix que les Anglais y ont mis : aux termes de l’accord américano-libyen, signé en novembre dernier, les Américains versent au trésor libyen près de 2 millions de dollars par an ; en échange ils ont pu construire, sur l’autodrome où Balbo faisait courir le Grand Prix de Tripoli, une formidable base aérienne, la base de Wheelus-Field, qui tient son nom de celui d’un lieutenant-pilote, tué dans le ciel d’Iran à la fin de la guerre. Cette base met les pétroles du Caucase à la portée des super-bombardiers de l’aviation américaine. Elle est à sept kilomètres de Tripoli. Je l’ai visitée : c’est beaucoup plus qu’un faisceau de pistes, c’est un morceau d’Amérique. Dix mille Américains, femmes et enfants compris, vivent là, dans la verdure artificielle de palmiers qui ont l’air d’être faux, sous un ciel de Floride, l’existence même du Babbitt de l’ère atomique. Un golf, deux cinémas, un poste émetteur, une station de télévision, une piscine, 1500 voitures, Coca-Cola et Chesterfield, et même les cancans, pardon : les « gossips », de la petite ville américaine du Texas ou du Connecticut.

 

Le mess des officiers de la Wheelus Air Base

Les ouvriers sont allemands, égyptiens, libyens, ils sont bien payés, mais on les fouille, chaque soir, à la sortie du camp, pour s’assurer qu’ils n’emportent pas, cachés dans leur burnous, les derniers plans de l’installation « radar » ou, chose plus probable, les boîtes de conserve du «pihexe» (traduction française des initiales P. X. qui désignent, dans l’armée américaine, les services de l’Intendance…)

Car telles sont les exigences et les petits à côtés de la haute stratégie. Mais revenons aux choses sérieuses.

La Libye joue un double rôle : 1. Elle sert de repli aux Anglais évacués de Suez en leur permettant de garder un balcon de choix sur la Méditerranée et en leur offrant, d’autre part, un merveilleux relais aérien entre Londres et les régions tourmentées du Kenya. 2. Elle permet aux Etats-Unis de surveiller tout le Middle-East et de s’introduire peu à peu dans un système que les Anglais, jusqu’ici, s’étaient exclusivement réservé.

MONTÉE DE L’AMÉRIQUE

Il convient sur ce dernier point de souligner la progression-éclair de la politique américaine dans cette région du monde. Le colonel Anthis, chef de la base de Wheelus-Field, l’une des étoiles de la jeune armée américaine (il a 34 ans), est sur le point d’entreprendre une vaste tournée de tous les pays arabes riverains de la Méditerranée, ce qui ne manque pas, on l’imagine, de porter ombrage aux fonctionnaires du Colonial Office. Cette visite officieuse, à vrai dire, s’inscrit dans un plan d’ensemble dont le pacte récemment signé entre la Turquie et l’Irak est la charnière. En parrainant ce rapprochement entre Istanbul et Bagdad, les Américains font leurs premiers pas spectaculaires dans les imbroglios de la politique arabe. Ils ouvrent une brèche dans ce mur de neutralité que l’Egypte de Nasser s’est efforcée de construire autour des pays du Moyen-Orient.

Vu de Tripoli, l’événement s’interprète de deux façons : ou bien les Américains se substitueront aux Anglais en poussant au-devant de la scène leurs amis Turcs, ce qui pourrait à longue échéance amorcer une sorte de renaissance du vieil Empire ottoman, ou bien, au contraire, les Anglais réagiront en accentuant leur réconciliation avec le Caire et l’on assistera, sur la Libye d’abord, sur toute l’Afrique du Nord ensuite, à une pénétration de plus en plus profonde de l’influence égyptienne. Devant une telle perspective, l’éclatement de la Ligue arabe apparaît comme un événement secondaire. Aussi bien, ce sont les Egyptiens qui, à travers la Libye, au Fezzan en particulier, mènent contre la France le premier assaut vraiment sérieux du nationalisme.

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