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Libye,1955 : le Colonial Office et les Sanoussis (3)

16 Jan 2020 | Politique, Libye

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La Gazette de Lausanne, 7 février 1955.

Dans les rues de Benghazi, pour le troisième anniversaire de l’indépendance, le 24 décembre dernier, un demi-millier de Noirs en drap bleu marine et bonnet de faux astrakan défilèrent au pas de parade des grenadiers-guards de la reine d’Angleterre. En tête, un tambour-major faisait voltiger très haut, à la manière anglaise, sa canne à pommeau d’argent, tandis que la musique — les joues prêtes à l’explosion — soufflait dans des cornemuses importées d’Ecosse un air dont les accents allaient se perdre, plaintivement, dans un ciel trop bleu. C’était la police de Sa Majesté le roi de Libye.

Elle est nombreuse, elle est bien faite et, parce que la police est la manifestation la plus spectaculaire de l’indépendance et de la souveraineté, elle se prend au sérieux. Elle est bien nourrie, bien payée, et les policiers libyens se considéreraient comme des privilégiés si leur chef, le général Hassan Fayez Idrissi, ne les avait obligés à troquer leurs sandales de nomades pour de rudes brodequins anglais. Mais le général Idrissi est l’homme de l’Angleterre. Il a fait ses classes de policier en Palestine comme directeur général des services de sécurité du mandat britannique et ses principaux conseillers sont des fonctionnaires anglais. Il en est de même des services de renseignements et de la police criminelle, qui sont l’un et l’autre aux mains de fonctionnaires que les Anglais ont importés tout droit de Palestine.

L’ARMÉE ET LES ANGLAIS

L’Etat libyen, pour défendre son indépendance, est doté d’une armée. Elle comprend deux bataillons. Elle porte le battle-dress anglais et le béret noir bordé de Montgomery. Une école d’officiers fonctionne à Gargarech sous le contrôle d’instructeurs britanniques. Les cadres sont entraînés en Irak ou en Angleterre.

Pourtant le commandant en chef de l’armée libyenne n’est pas anglais. Londres a préféré s’effacer au profit d’un Irakien, le colonel Djenali, ce qui, du fait des liens unissant étroitement la Grande-Bretagne à l’Irak, revient au même. Telle est l’habileté anglaise : on ne paraît pas, mais on pousse au-devant de la scène — à l’enseigne lumineuse de l’indépendance — toute une légion de fidèles à peau brune, Irakiens, Jordaniens, Arabes de Palestine, Egyptiens même, agents secrets ou fonctionnaires que trente ans de loyaux services ont habitué irrémédiablement, à travers toutes les aventures du Middle-East, au confort des rétributions en sterling. C’est la colonisation par personne interposée : non seulement «l’indépendance politique» de la Jordanie ou de la Libye ne la gêne pas, elle en est presque la condition.

SURVIVANCE DES BARBELÉS

Aux portes de l’affreuse Benghazi, je vois des têtes de mort sur un mur : le mur qui entoure de son immense enceinte un dépôt britannique de marchandises est surmonté d’un réseau de barbelés chargés de courant à haute tension. Je demande à la sentinelle qui porte l’uniforme des Scots Greys (l’un des régiments de Wellington à Waterloo) à quoi peut bien servir cet arsenal.

— To keep the Arabs away !

C’est bien cela : il s’agit de tenir les Arabes à distance, ces pillards, ces voleurs. Mais il me paraît particulièrement symbolique que les Anglais d’une part, prétendent les traiter ici en citoyens majeurs d’un Etat indépendant et civilisé et, d’autre part, estiment nécessaire de prendre contre ces vulgaires « natives » d’aussi formidables précautions. Le dépôt de Benghazi est un aveu de méfiance : nous sommes en pays barbaresque.

Tout vient de Londres. Les cigarettes, le thé, l’uniforme bleu marine des policiers, la musique de la police, l’atroce mauvais goût des meubles du Palais Royal, le trône pourpre et or de Sa Majesté, l’éminence grise M. Pitt-Haradore dont le bureau est au Castello le prolongement de celui du Premier ministre et, dans le bureau du gouverneur de la Cyrénaïque, les calendriers dans leurs cadres de nickel sont les modèles de luxe que la BOAC offre à ses clients.

Cassez la vitrine de l’indépendance libyenne : vous y trouverez l’Angleterre à toutes les articulations !

L’économie libyenne ne se maintient au-dessus des abîmes que grâce aux 3.750.000 livres versées chaque année par le Trésor britannique au gouvernement de Tripoli. La livre libyenne est rattachée à la livre sterling et c’est la Barclay’s Bank qui fait office, à Tripoli, d’institut d’émission.

QUI SONT LES SANOUSSIS ?

Aussi bien la Libye doit tout à l’Angleterre. Dès 1915, Kitchener avait pour ami, en Egypte, un jeune chef arabe du nom d’Idris al Sanoussi. Il était le dernier descendant d’une illustre confrérie religieuse — la Sanousiyya — née au siècle dernier, en Algérie, dans les villages haut perchés des monts de Tlemcen.

Les Sanoussis, ces puritains de l’Islam, avaient introduit dans le monde musulman une morale qui annonçait déjà les fièvres nationalistes dont nous voyons aujourd’hui l’éclosion. Ils avaient fondé en Cyrénaïque et en Tripolitaine des communautés religieuses, les zawiyas qui furent, sous l’occupation italienne, les seuls foyers d’insurrection et de résistance vraiment sérieux auxquels Italo Balbo eut à faire face. Poursuivis par les Italiens, les Sanoussis avaient cherché refuge en Egypte et très tôt pactisé — contre l’impérialisme romain — avec les agents du Colonial Office.

RÉCENTE TRAGÉDIE

En 1941, Idris se mit avec ses partisans Sanoussis à la disposition du Cabinet de guerre britannique et Churchill, en échange des services rendus, lui promit que «jamais la Cyrénaïque ne retomberait sous la tutelle italienne». La victoire venue, les Anglais l’installèrent à Benghazi avec le titre d’Emir puis, une fois l’indépendance libyenne proclamée, firent triompher sa candidature au trône. C’est aujourd’hui un vieillard, timide et obstiné, qui menait une vie paisible et austère jusqu’au 5 octobre dernier, jour où son conseiller intime, son « mauvais génie » disent les tribus cyrénéennes, fut assassiné par un des jeunes princes Sanoussis, le propre neveu de la reine.

Cette « tragédie » a gravement ébranlé la « dynastie » et le roi aurait certainement abdiqué — regagné son exil égyptien — si les Anglais n’étaient intervenus pour qu’il reste. Il est resté mais, depuis le 5 octobre, il ne s’est aventuré dans aucune de ses deux capitales. II a fui Benghazi aussi bien que Tripoli et s’est installé, à portée de la frontière égyptienne, dans les sables de Tobrouk : les Anglais y ont leur plus forte garnison…

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