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Libye, 1955 : le souvenir de Balbo (2)

16 Jan 2020 | Politique, Libye

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La Gazette de Lausanne, 4 février 1955.

Tripoli n’est pas vraiment une capitale : c’est un lieu de passage. Brève escale nocturne où la BOAC fait son plein entre Londres et Zanzibar, simple nœud de lignes aériennes entre l’Afrique noire, l’Europe, l’Amérique, l’Extrême-Orient. On traverse Tripoli — en transit — on ne s’y arrête pas. L’aérodrome s’appelle « Idris » comme le souverain, il est à deux pas de Castelbenito, et c’est à deux pas de Castelbenito que sont parqués les tueurs du nationalisme arabe, pudiquement baptisés « réfugiés politiques », en transit eux aussi, entre le Caire, état-major de la guerre sainte, et les maquis de l’Aurès ou du sud-tunisien.

ILS ONT PASSÉ ET REPASSÉ

Ce destin de plaque tournante, ce destin transitoire, jamais fixé, cette histoire sans contours et sans cesse à réécrire, c’est le destin, c’est l’histoire, même de la Libye. Elle a vu passer les Phéniciens, les Vandales, et, pour une escale plus longue, les Romains de Septime Sévère (ils eurent le temps d’y bâtir Sabratha et Leptis Magna, dont les ruines monumentales se dressent encore au-dessus de la mer) ; puis elle a vu les pirates barbaresques, les janissaires de l’Empire ottoman, les bersagliers italiens, les chemises noires du fascisme, les tanks de Rommel et les blindés de Montgomery : ce grand cirque, excellente préface à l’indépendance, a duré vingt siècles.

La Libye, qui n’a pas d’Histoire, a beaucoup de souvenirs : elle a les souvenirs des autres. L’héroïsme y est anglais, français, allemand, El Alamein, Bir Hakeim, Tobrouk, oasis baptisés du sang de l’Europe, sont des noms qui ont fait le tour du monde. Les Bédouins ont vécu plusieurs années de la récupération des ferrailles qui jonchaient le désert au lendemain de la guerre. Les commissions alliées, pour tout cadavre qui leur était signalé, accordaient une prime. Aujourd’hui les choses, si l’on peut dire, sont rentrées dans l’ordre. Les stèles de ciment enluminées de géranium ont remplacé les croix de bois. Les morts triés avec soin, rangés par nationalités, ont trouvé, aux confins des cimetières de sable, de vraies tombes en vrai béton. Un attardé, le capitaine Schulzle-Dewitz, en tunique noire de l’Afrika Korps, parcourt encore en jeep le désert de Tobrouk à la recherche de ses héros : il est chargé par son gouvernement d’ériger un monument à leur mémoire.

UN ROMANTIQUE DE LA COLONISATION

De tous ces passagers en transit, de tous ces passages de l’histoire il n’y eut que les Italiens, héritiers des Romains, qui essayèrent de planter leur tente en Libye. Mussolini, fatigué de la gloire d’Italo Balbo, dont les raids transatlantiques faisaient rêver l’Italie, l’avait expédié au début de 1934, comme en exil, sur cette terre déshéritée. Balbo fit venir dans les six mois 20.000 Italiens. Il leur disait : « Venez avec votre grand-père et votre grand-mère ; nous aurons des cimetières pour eux. » Italo Balbo était comme Lyautey, un romantique de la colonisation : il lui fallait des morts pour constituer la nouvelle patrie. Barrès et d’Annunzio se seraient bien reconnus là. Les familles italiennes, paysans de Sicile et de Lombardie, travailleurs acharnés au goût sobre, trouvaient en débarquant les maisons que Balbo avait fait construire pour elles : pour chaque famille il y avait 30 hectares. Il y avait aussi des cochons dans l’étable et des volailles dans le poulailler. C’était le tremplin que Balbo donnait aux bâtisseurs de son Empire.

Italo Balbo

Italo Balbo (1896-1940)

On voit encore — livrés aux Libyens — les « centres de colonisation » du fascisme : une petite place rectangulaire couverte de verdure, l’Eglise, et le cinéma, l’épicerie dans ses lauriers roses et le bureau du «fascio». Sur les murs se devine l’emplacement des insignes mussoliniennes : la hache du licteur et les faisceaux. Mais les pompes ne fonctionnent plus, les équipements hydrauliques ont disparu. Les animaux se ruent dans les maisons. Tout ce qui prolongeait l’Italie sur une terre que les fascistes appelaient leur « 4e rivage » tombe en ruines. Une immense tristesse pèse sur l’ensemble. Ce qui fut la plus belle colonie italienne n’est plus qu’un terrain de manœuvres pour les armées atlantiques.

BAISSE DES EFFECTIFS

II y avait 137.000 Italiens en Libye, il en reste 45.000. Les Italiens de Cyrénaïque ont fui avec la débâcle allemande. 50 % de ceux installés en Tripolitaine ont regagné l’Italie, aimant mieux affronter le chômage plutôt que d’être les citoyens se seconde zone d’un pays dont ils étaient les maîtres. Le gouvernement romain, en vingt-neuf ans, avait dépensé pour la Libye l’équivalent de 158 millions de dollars. Chaque colon était subventionné. Privés de subventions gouvernementales, les Italiens de Libye sont impuissants à se battre contre le désert.

Pourtant ce sont eux, aujourd’hui encore, qui détiennent en Tripolitaine les leviers du commerce et de l’agriculture. Parce qu’on a besoin d’eux, parce qu’ils constituent les seuls cadres existants, leur présent est assuré. Leur avenir, en revanche, l’est beaucoup moins. Une menace encore imprécise plane sur toute la colonie italienne qui ne demande qu’à vendre, à vil prix, des domaines que rachètent généralement les politiciens enrichis de l’Etat libyen. Les propriétés appartenant au gouvernement fasciste ont été dévolues à la Libye. Quant à la propriété privée, le régime n’en a pas été nettement défini : aucun Italien n’est absolument sûr de n’être pas exproprié demain.

Les 300 fonctionnaires Italiens qui ont accepté, faute de mieux, de servir l’administration libyenne sont remplacés peu à peu par des fonctionnaires indigènes. Les avocats inscrits au barreau de Tripoli ne peuvent continuer d’exercer que s’ils demandent et obtiennent la nationalité libyenne. Partout un slogan : « Libyaniser le pays ».

C’est un avertissement. Le sort de l’œuvre italienne en Libye montre ce que serait demain, dans une Afrique du Nord indépendante, le sort de l’œuvre française. De tous les pays arabes, celui-ci était peut-être le moins préparé à se gouverner lui-même : il n’avait ni cadres, ni traditions, ni ressources, et l’aspiration nationale, chez ce peuple de Bédouins, était encore dans l’enfance. D’ailleurs, se gouverne-t-il lui-même ou n’a-t-il fait que changer de maîtres ?

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