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Libye,1955 : évacuation du Fezzan (5)

16 Jan 2021 | Politique, Libye

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La Gazette de Lausanne, 24 février 1955.

A perte de vue, le désert.

Le désert est une terre riche, variée, peuplée, surprenante. Il est noir de pétrole autour de Bagdad. Il sent le charbon aux portes de Colomb-Béchar, il est scintillant, pailleté, rocheux, entre Béni Ounif et Figuig ; il est montagneux, chargé de souvenirs et pétri de sang au pied du Hoggar et de Tamanrasset : quelquefois, pourtant, fidèle à son image dorée de cinéma, le désert est un grand jeu de dunes animé par le vent de sable. Au cœur du Fezzan, l’oasis de Sebha, entre le Grand Erg occidental et le dur plateau noir de la Hamada, est la principale des quatre bases françaises. La première ville, Tripoli, est à 1000 kilomètres, Paris à 4500 km, à la même distance au sud commencent les monts Tibestis et, par delà le tropique du Cancer, les premières savanes, les premiers lions de l’Afrique équatoriale.

L’avion militaire qui, deux fois par mois, assure le courrier du Fezzan, a d’abord tournoyé au-dessus de la palmeraie, puis s’est posé à même le sable entre les balises de la piste que les légionnaires ont construite. Une compagnie saharienne rend les honneurs.

Voici douze ans, le 8 janvier 1943, la colonne du général Leclerc, venant du Tchad, débouchait sur cette oasis que les Italiens venaient de fuir. Marchant vers le nord, elle était allée prendre les forces allemandes par le revers dans les sables de Cyrénaïque et la jonction s’était faite avec les forces alliées sur la ligne Mareth. Plus tard, il y avait eu Bir Hakeim.

L’OCCUPATION FRANÇAISE

C’est au nom de ce souvenir que des troupes françaises, deux compagnies de légionnaires, deux compagnies sahariennes, 400 hommes en tout, ont occupé pendant douze ans, sous l’étendard de Leclerc, la plus vaste et la plus totalement désertique des trois provinces libyennes : le Fezzan. Aujourd’hui, le gouvernement libyen, qui tolère les Anglais et les Américains, exige le départ des Français. Des négociations se sont déroulées à Paris, discrètement, à la fin du mois de décembre, entre le premier ministre Ben Halim et l’ex-président du Conseil français. Nous savons que M. Mendès-France a finalement accepté le principe de l’évacuation. Il a toutefois obtenu un avantage : au lieu de partir dans un délai de trois semaines comme l’exigeait Tripoli, les troupes françaises ont douze mois devant elles pour préparer leur déménagement. Les négociations se poursuivent à Tripoli sur les modalités de l’accord.

L’affaire du Fezzan fut l’une de celles invoquées — peut-être à la légère — par les adversaires de M. Mendès-France au soir de sa chute. L’évacuation des bases françaises — Sebha, Ghat et Ghadamès — porte un coup au prestige français ; c’est un repli qui, politiquement, risque d’en amorcer d’autres. Et cela, pour la France, est en soi regrettable. Mais on voit mal, dans le cas présent, ce que M. Mendès-France aurait pu faire pour éviter cette concession. J’arrive de Sebha et je sais ne pas trahir la pensée des officiers qui commandent les bases du Fezzan en affirmant que les 400 hommes dispersés sur ce désert grand comme la France ne sont pas en mesure de tenir par la force : « Il nous faudrait, m’ont-ils dit, 5000 hommes. »

Les Français ont vainement essayé d’obtenir du gouvernement libyen un traité analogue à celui des Anglais ; un traité qui leur eut permis de rester et de perpétuer en quelque sorte légalement le souvenir de l’épopée Leclerc. Ils l’auraient sans doute obtenu si Londres, jouant le jeu de l’Entente cordiale, avait appuyé leurs démarches à Tripoli : c’est en fait le contraire qui s’est produit. Les Anglais, qui ont évincé leurs alliés de Syrie en 1945, ne veulent plus « se compromettre » en partageant avec un pays qu’ils estiment discrédité aux yeux du monde arabe, ce qui leur reste d’influence dans le Moyen-Orient.

UNE ARTÈRE DE L’EMPIRE D’AFRIQUE

Le Fezzan est à la soudure du sud tunisien, de l’Afrique équatoriale française et du Sahara algérien. L’une des grandes artères de l’Empire français, la piste n° 5, qui relie Tunis au Tchad, la traverse de part en part. Il constitue donc sur la carte une couverture stratégique de première importance. En fait, sur le terrain même, et vues de Sebha, les choses se présentent autrement : les postes du Fezzan ne montent qu’une garde symbolique.

Depuis que l’indépendance de la Libye a été proclamée, le 24 décembre 1951, l’administration fezzanaise, la police et la surveillance du désert échappent aux Français. Une caravane d’armes destinées aux fellaghas de Tunisie passerait au pied de Fort Leclerc que le capitaine Perrotte, commandant les bases du Fezzan, n’aurait ni le droit ni le pouvoir de l’arrêter : sorti du bordjil est en territoire étranger.

C’est dire qu’il est pratiquement impossible aux Français du Fezzan de créer une situation de force. S’ils le tentaient, ils risqueraient à la première escarmouche de provoquer l’intervention, non pas de l’inexistante armée libyenne, mais peut-être — comme ce fut le cas en Syrie — celle de leurs alliés anglais : les blindés britanniques surgiraient, comme à Damas, pour « protéger » les postes français — situation qu’il vaut mieux éviter.

Difficile à tenir avec 400 hommes, le Fezzan ne présente que peu d’intérêt sur le plan économique. Quelques dattes misérables et desséchées, et pour unique ressource minérale, ce produit dont les Egyptiens se servaient pour conserver leurs momies : le natron. Quant au pétrole, ce fameux pétrole du Fezzan dont les géologues affirment la présence, les sondages de sept compagnies internationales n’en ont jusqu’ici pas fait jaillir la première goutte (NDLR : c’est la Libyan American Oil qui découvrira le premier gisement, en avril 1956).

POUSSIÈRE DE NOMADES

Dans cette immensité fezzanaise errent 40.000 fantômes, métis d’Arabes et de Noirs, moitié sédentaires et moitié nomades, sur lesquels l’administration française a tenté, jusqu’à l’indépendance libyenne, d’exercer son influence. Pour cette population informe, sur ce néant, elle avait construit vingt-sept infirmeries, une douzaine d’écoles. Elle avait élargi les pistes, agrandi les palmeraies et fait pousser de l’herbe aux abords des puits artésiens. Elle avait arraché à l’esclavage les « djebbads », ces hommes attachés aux puits comme des ânes, qui, depuis quinze siècles, tiraient de l’eau au profit des notables du Fezzan, leurs maîtres. Mais toute cette charité coloniale ne sert à rien. Du jour où l’indépendance fut proclamée, des conseillers égyptiens débarquèrent avec les mots d’ordre de la Ligue arabe et peu à peu, malgré leur incompétence, se substituèrent aux Français.

La partie qui se jouait dépassait de beaucoup ce territoire sans grande importance qu’est le Fezzan : c’était la grande partie que joue le monde arabe contre la dernière des grandes puissances africaines, la France. Pour celle-ci, l’abandon du Fezzan manifeste de façon spectaculaire à quel point elle est vulnérable. Sans doute, dans la pratique, les négociateurs français ont-ils obtenu quelques garanties. L’usage de la piste n° 5 et l’utilisation des aérodromes resteront à la disposition des Français. La frontière méridionale du Fezzan, qui avait fait l’objet de longues discussions entre Laval et Mussolini, sera définitivement fixée en faveur des Français qui se réservent la plus grande partie des monts Tibestis, région susceptible de produire à brève échéance de grandes quantités d’uranium.

FÂCHEUX REPLI

Ce sont là des avantages pratiques. Ils ne compensent pas la détestable impression que produira le repli, si discret soit-il, des 400 soldats français qui tiennent garnison au Fezzan. La neutralité bienveillante qu’observe la Libye à l’égard des terroristes d’Afrique du Nord, le rôle qu’elle s’est assigné dans la Guerre Sainte, les camps de réfugiés qu’elle entretient sur son territoire, les officines nationalistes qu’elle abrite à Tripoli, font que désormais la Ligue arabe est aux portes de l’Empire français. Les maquis de l’Aurès et ceux du sud tunisien ont l’immense avantage de bénéficier ainsi d’un arrière pays qui peut les alimenter en armes, en hommes, et leur servir, le cas échéant, de retraite. En servant de relais du terrorisme, la Libye réussit à trouver au sein du monde arabe une place que son indépendance fictive ne lui aurait pas permis d’espérer.

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