Le lendemain j’étais chez lui dans la dernière maison de Paris où Monet dialogue avec Napoléon, Molière avec Mirbeau, et Sacha Guitry avec lui-même.
Cette maison-vitrine où Sacha garde les reliques de sa vie est située à l’ombre de la Tour Eiffel, au n°18 de l’avenue Elisée-Reclus. Oui, elle est, au premier coup d’œil, cossue comme le quartier, et banale comme lui. Sous le rideau de fer à demi baissé qui ferme le garage, un chauffeur astique les pare-chocs étincelants d’une Lincoln. La nuit, deux inspecteurs font la ronde. Les fenêtres restent allumées. La porte est clôturée, comme celle d’un coffre-fort, d’une lourde barre d’acier. On dirait la légation d’un petit pays qui n’aurait pas la conscience tranquille.
Derrière ce luxe glacial, derrière cette façade muette, a vécu, pendant quinze ans, l’un des plus grands comédiens français. Il s’appelait Lucien Guitry. Rencontrant un soir à dîner Fraya, la célèbre chiromancienne, il lui avait demandé :
— Serai-je riche un jour ?
Elle lui avait répondu :
— Riche ? non. Mais je vois… un petit hôtel.
Pour avoir cette demeure bourgeoise, l’équivalent à ses yeux d’une assurance sur la vie, Lucien Guitry, qui craignait le mal de mer comme la peste, accepta de faire une traversée de vingt-et-un jours et d’aller jouer vingt pièces différentes de Rio de Janeiro à Santiago du Chili.
Lucien Guitry eut son hôtel au Champ de Mars. Ce fut tout ce qu’il légua à son fils, car il mourut pauvre.
De cette maison, Sacha a fait un musée. Plus qu’un musée : le théâtre vivant de l’Histoire de France.
On frappe trois coups.
Ambroise, le maître d’hôtel, paraît. Sacha, dans un nuage de fumée, regarde à travers un siècle et demi d’Histoire cet homme qui, depuis vingt cinq ans, est à son service et qui semble lui dire : « Qu’est-ce que Monsieur veut, ce matin ? Jus d’orange ou chocolat ? » Il ne le dit pas et, si Sacha à ce moment précis lui parle de l’Empereur, il ne s’étonne pas : une minute plus tard, le jus d’orange ou le chocolat seront là sans que le Maître ait a se prononcer sur ce dilemme futile : dans la maison des Guitry, qui ressemble à celle de Louis XIV, les serviteurs connaissent leur rôle par cœur. Ils ne se trompent jamais.
Vient l’heure du courrier. Deux cents lettres en moyenne.
Sacha ne lit pas tout. Mais il y a des lettres qu’il adore. Ce sont des lettres de Français qui ont entendu sa voix jusqu’au fond de leur village et qui le remercient d’être ce qu’il est.
Ces lettres-là, son secrétaire, M. Prince, les lui donne en premier parce qu’elles sont pour Sacha le témoignage de la personne qu’il aime le plus au monde : le public.
— Mettez mille imbéciles ensemble, et vous avez un être intelligent. C’est ça, le public. Jamais un malveillant. A moins, bien entendu, qu’il n’y ait des places de faveur.
Il allume une cigarette, me jette un coup d’œil, met ses lunettes en casque sur le front :
— Savez-vous, Monsieur, qu’on ne m’aime pas ? Non, non, je vous assure, on ne m’aime pas ! Et savez-vous pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que du jour où j’ai compris quels étaient les gens que j’exaspérais, j’avoue que j’ai tout fait pour les exaspérer. On me reproche ma façon de dire « Moi ». Les imbéciles ! S’ils me connaissaient, ils sauraient comment je dis « Toi ».
Le chat à ce mot, croyant reconnaître son nom, ouvre l’oeil. Leila, la chienne afghane, tourne son museau triste tandis que Sacha guette son approbation.
Le téléphone sonne, c’est un importun :
— Non monsieur, dit Sacha. Ce n’est pas Sacha Guitry à l’appareil. C’est le secrétaire de son secrétaire. Et puis, d’ailleurs, je n’ai pas le téléphone.
Il fait trois pas, regarde avec amour un Rouault qu’il vient d’acheter à la salle des ventes pour 783 000 francs :
« Pour être bien sûr de ne pas résister, dit-il, j’avais fait faire le cadre à l’avance et j’avais moi-même posé les crochets… »
Il s’approche d’une toile. Elle est de Monet. Il s’émeut un instant, puis raconte, l’index sur le cadre :
— Vous croyez peut-être que c’est un hasard si j’ai suspendu cet étang de Monet à côté du fanion de Clemenceau ? Non, monsieur, ce n’est pas un hasard, car ce drapeau fané était fixé sur l’aile gauche de la voiture de Clemenceau quand celui-ci s’arrêta chez Claude Monet à Giverny, le jour où les Allemands demandèrent l’armistice.
Monet peignait, et Clemenceau parut soudain.
Il dit : « Ça y est ! »
Les deux hommes firent quatre pas très vite, l’un vers l’autre, et s’embrassèrent. Puis, s’étant assis sur un banc, Clemenceau, tout à coup désoeuvré, demanda :
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
Et Monet répondit :
— Eh bien, si on s’occupait tout de suite du monument de Cézanne ?
L’Histoire de son pays s’est arrêtée pour Guitry avec Georges Clemenceau. Il faut dire que Sacha n’a jamais appris l’Histoire dans les livres, même s’il l’enseigne aujourd’hui — des Perles de la Couronne jusqu’à Napoléon — à la manière des cinéastes.
***
Il eut l’enfance merveilleuse d’un fils de comédien. Né à Saint-Petersbourg en 1885 (d’où ce prénom de Sacha) où son père jouait devant le Tsar, il y débuta lui-même à l’âge de cinq ans dans le rôle de Pierrot.
Quand il fut en âge d’apprendre à lire, les Guitry le ramenèrent à Paris où Sacha vécut d’un collège à l’autre — il en fit onze exactement — la plus extravagante épopée scolaire. Il a été à la fin du siècle dernier le plus mauvais élève de son temps, n’ayant jamais réussi, de son propre aveu, à dépasser la classe de 6e.
Il avait six ans quand il entra rue Saint-Ferdinand, chez monsieur de Saint-Ange-Gautier, qui enseignait la grammaire et l’arithmétique. M. de Saint-Ange-Gautier avait la singulière habitude de toujours interroger ses élèves, et Sacha s’était mis dans la tête que, pour poser tant de questions, il devait vraiment ne rien savoir. Il demandait : « Combien font deux et deux ? » La classe en choeur répondait : « Quatre ». Et Sacha pensait : « Voilà trois jours de suite que nous le lui disons. Il l’a encore oublié ! »
L’année suivante, en 1892, on lui coupe les cheveux et il entre au lycée Janson-de-Sailly comme interne. Il en sort au bout de quelques mois, prenant la porte et n’ayant d’ailleurs pas le choix, mais il y revient quarante ans plus tard, comme invité d’honneur, au dîner des anciens que préside Albert Lebrun : le plus mauvais élève était assis à côté du meilleur. Sacha, ce jour-là, chanta ses aventures à travers les lycées dans un impromptu de cent lignes qui, à jamais, immortalise Janson-de-Sailly :
Celui qui m’a chassé d’ici, je le revois
Il s’énerve, s’emporte,
Et me montre la porte.
Vous ne rentrerez ici, vous m’entendez
Que quand vous aurez fait vos cent lignes. Sortez !
Ces cent lignes, messieurs, enfin je les apporte
Avec quarante ans de retard.
Sacha Guitry disait alors : « A quoi bon apprendre ce qu’il y a dans les livres, puisque ça y est ? » Il eut pourtant une fois un prix. Lui qui n’a, de sa vie, touché une barre fixe et professe à l’égard du sport une saine méfiance, il remporta chez les Dominicains d’Arcueil, en 1896, le prix de gymnastique ! Evoquant ces temps héroïques, il rêve à voix haute :
« Je voudrais un collège où le professeur pourrait dire : un tel, vous n’avez pas été sage. Vous serez privé de classes aujourd’hui ».
Ceux qui s’inquiètent de son avenir lui disaient sévèrement : « Tu verras ! ». Il répondait : « Nous verrons ». Il avait à quinze ans une seule et très grande ambition : « épater » son père. Aujourd’hui, il avoue être « épaté » lui-même d’y avoir réussi.
En un demi-siècle de travail et de jeu, Sacha Guitry a écrit 124 pièces de théâtre. Son théâtre est amer, léger, plaisant, grave, mais il est avant tout français. Français comme Marivaux dans Mon père avait raison et français comme Molière dans cette émouvante tragédie du comédien : Deburau.
Octave Mirbeau, que Marcel Achard a baptisé un jour « le grognard de génie », écrivit sur l’œuvre de Guitry ces mots définitifs :
« De la jeunesse, de la fraîcheur, de l’invention, de la grâce singulièrement jolie et prenante ; de la gaminerie aussi où dialoguent la verve la plus délicieuse et la gentillesse la plus imprévue ; de la sensibilité, quelquefois blagueuse certes car elle a de la pudeur à se déshabiller, émouvante souvent car elle a de la passion ; quelque chose de tout à fait nouveau, de tout à fait exquis au théâtre ; ce goût du naturel qu’aimait par-dessus tout Stendhal ; et cet abandon, cette nonchalance à dédaigner — pas même — à ignorer les plus respectables trucs de métier ; puis, à côté de cette jeunesse, de cette fraîcheur, de cette joie à dire tout ce qui vous passe par la tête et par le cœur, et qui surprend, ravit, inquiète un peu chez un si jeune homme, l’expérience humaine, l’observation mélancolique, un peu amère, et profonde, et pitoyable de la vie ».
***
La vie de cet homme heureux, aussi bien ne fut pas sans déboires. Un matin de 1944, dans ce même hôtel de l’avenue Elisée-Reclus, trois hommes armés de mitraillettes firent irruption sous le portrait de Molière : « Haut les mains ! »
C’était la Libération.
Sacha dit volontiers : « J’en ai été le premier prévenu ».
Il dit aussi, parlant de son arrestation, que ce fut du mauvais théâtre et que ceux qui le promenèrent en pyjama sous l’œil de la foule, à travers les rues du VIIe arrondissement, ne jouaient pas bien leur rôle : ils avaient le trac. Que lui reprochait-on ? Ce fut exactement la question que lui posèrent, tout au long de ses soixante jours de prison, les enquêteurs et policiers qui se succédèrent dans sa cellule : « Pourquoi êtes-vous arrêté ? » lui demandaient-ils. Ils avaient sous les yeux, pour tout dossier, une feuille qui portait deux mots accablants : « Rumeur publique ». Le 18 octobre enfin, le juge d’instruction qui s’occupait de l’affaire Guitry eut l’élégante idée, pour en avoir le cœur net, de faire passer dans les journaux la note suivante : « Monsieur le juge d’instruction d’Angéras attend que des dénonciations lui soient adressées concernant M. Sacha Guitry ».
Huit jours plus tard, il était libre. Il avait payé de 60 jours de prison cinquante ans de bonheur et de succès, ce qui n’était vraiment pas cher : « Je sais bien, dit-il, que si j’avais été jugé par des auteurs dramatiques, ils m’auraient fusillé ».
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