« Las du triste hôpital », chantait Mallarmé, prince des poètes.
Pour ne pas me désespérer, j’éprouve à mon tour le besoin de vous raconter le temps d’arrêt de rigueur qui vient de m’être infligé par le hasard des médicaments dans un établissement de Courbevoie, en banlieue parisienne.
Il avait fallu, sur le coup de minuit, me conduire aux urgences les plus proches de chez moi. J’habite l’Île de la Jatte, où Sarkozy fut mon voisin avant de prendre l’Elysée : je me suis donc retrouvé à l’hôpital de Courbevoie, 3e étage, chambre n° 333, dans un méchant lit de fer automatique dont il faut savoir jongler avec les leviers pour orienter un dossier rigide en baisse ou en hauteur.
J’ai entendu parler, bien sûr, de la crise des hôpitaux, de la difficulté de trouver du personnel, des budgets insuffisants, des équipements souvent trop sommaires. Mais vivre cela en tant que patient ― le mot ne saurait être mieux choisi ― 24 heures sur 24, relève à la fois du naufrage, du désespoir et d’une profonde solitude.
L’hôpital, quand vous y êtes, même magiquement relié par le fil du portable, c’est encore la confiscation de vos besoins quotidiens dans le détail, c’est le néant infligé soudain à la respiration vitale de votre activité, conçue comme une nécessité de tous les jours.
C’est priver vos proches de l’essentiel de ce qu’ils attendent à juste titre de vous. Si, par malheur, vous êtes d’un naturel curieux et que vous souhaitiez vous renseigner sur votre état, les sonnettes sur lesquelles vous appuyez retentissent dans les couloirs de l’hôpital parmi d’autres. Et quand, à force de chahut, quelques-unes finissent par trouver un écho, c’est celui des femmes de ménage africaines qui font de ces établissements (comme s’ils étaient pénitentiaires) des prisons où personne ne vous renseignera. Quand vous trouvez enfin un écho, c’est une plantureuse gabonaise ou camerounaise ou togolaise qui vient éteindre le témoin lumineux sur votre porte. Et si elle s’informe de votre problème : « Calmez-vous monsieur, l’infirmière verra ça tout à l’heure. »
Ce n’était donc pas elle, l’infirmière ?
Entre l’armée pyramidale des femmes de ménage, de leurs chefs, des aides soignantes, des médecins enfin, en majorité des internes, et le rare spécialiste, l’armée du corps médical n’est pas à la mesure et trop peu nombreuse pour assumer pleinement et avec confort sa tâche face au raz de marée récurrent des malades qui ont intérêt, en effet, à s’armer de patience quand ils entrent… sans qu’on leur dise jamais quand ils sortent.
Je viens de passer 10 jours à essayer de savoir pourquoi je m’étais retrouvé aux urgences. J’avais mal partout sans savoir de quoi je souffrais. Je ne pouvais pas demander mon dossier, il n’existait pas encore. Ça, c’est le cadeau qu’on vous fait au moment de la levée d’écrou, je veux parler de la sortie.
Je n’étais pas d’humeur à conduire une enquête bien menée. Il m’a fallu (grâce au fil magique du portable) recourir à beaucoup de secours amicaux extérieurs pour obtenir les informations qui semblent-ils me concernaient, mais ne devaient pas m’être communiquées.
Je ne critiquerai pas évidemment l’indigente nourriture de papier mâché servie dans ces endroits. C’est la loi du genre. Ayant appris tardivement que je souffrais d’un manque de sodium ― ce qui, pendant 48 heures, m’avait privé de la mémoire, de la raison et pire : de l’usage de la parole ― il m’aurait d’ailleurs fallu pour rétablir au plus vite ce taux de sodium qui me faisait défaut, outre les médicaments, une cure solidement assaisonnée. C’est rarement celle que fournissent les hôpitaux. Les hommes de l’art (ceux notamment de “SOS médecins”) qui m’avaient indûment prescrit la veille l’absorption de 2 litres et demi d’eau en 12h, avaient fortement contribué à l’abaissement du taux de sodium nécessaire à mon rétablissement. De là le malaise, l’évanouissement, la chute et l’angoisse pendant une nuit de ne jamais récupérer ma mobilité…
Il y a quelques années, on évoquait la compétence et la qualité des médecins et chirurgiens de nos hôpitaux. C’est aujourd’hui la gratuité qui fait de la France un paradis-poubelle où se jette aveuglément la misère du monde.
D’autres, plus atteints que moi, ayant séjourné plus longtemps dans ces cours des Miracles, ont eu le temps de décrire avec plus d’efficacité et de talent l’angoissant parcours qu’ils ont vécu dans les hôpitaux publics. Ce qu’ils retiennent, c’est moins l’insuffisance quantitative de personnels, infirmières ou médecins, que leur comportement robotisé. À de rares exceptions près, la compassion n’a plus cours dans ces usines géantes nommées C.H.U. Une fois entré là-dedans, vous n’existez plus. Vous êtes un patient condamné en permanence à l’attente de la visite minutée d’un médecin débordé, qui passe en coup de vent et n’est de toute façon pas forcément chargé de votre cas, de là des confusions, des pertes de temps ou des erreurs souvent préjudiciables aux patients.
Sans doute existe-t-il, dans de petits hôpitaux isolés ― en Charente, en Bretagne, en Corrèze ― des infirmières dont le cœur bat encore quand elles se penchent sur quelqu’un qui souffre. Le médecin de garde est à l’écoute. Souvent, il vous connaît. C’est presque un ami, un confident. Et quand il est à votre chevet, il évite de regarder sa montre.
Seulement voilà, dans ces hôpitaux-là, la qualité technique, la compétence et l’appareillage ne sont plus aux normes de la modernité… Pour rejoindre un scanner, il faut compter au bas mot une heure d’ambulance. De là, au nom des règles nouvellement affirmées de la gestion, la fermeture programmée de 113 blocs opératoires jugés non rentables à travers la France et la condamnation, à terme, des établissements de taille moyenne. La mode est aux économies d’échelle, à la promotion des gestionnaires, au rendement, à l’hyper-concentration.
Mais, demande Christine Clerc, auteur de l’impitoyable et désormais classique récit « Cent jours à l’hôpital » : « Peut-on soigner efficacement des êtres humains en commençant par les déraciner et les regrouper comme du bétail en un lieu inhumain ? »
Son témoignage est accablant. Après une chute, un cheval de 500 kilos tombé sur elle, lui écrabouillant os et muscles, commence pour cette journaliste du Figaro l’infernal parcours du combattant. Pour sa pub personnelle, il eût mieux valu être otage en Irak, mais pour ce qui concerne l’angoisse, c’était tout à fait comparable…
De ce reportage, je retiens le récit d’une galère physique et morale, et le constat implacable d’un naufrage, sans chaloupe, où tout le monde coule en même temps : les infirmières mal payées, démotivées, les médecins submergés sous le contrôle des “administratifs”, sans parler de ces “aides-soignantes” qui n’aident ni ne soignent, se contentant de faire glisser mollement leur serpillière sur le linoléum des corridors.
Quelques rares infirmières pourtant se tuent à la tâche, sans espoir de promotion, tandis que leurs collègues calculent leurs RTT en baillant d’ennui. Quant aux internes, épuisés par des gardes successives, ils sont comparables à des aiguilleurs dont la tâche consiste à trier les malades le plus rapidement possible, pour les orienter vers le spécialiste dont ils auront besoin.
A travers de nombreux articles, émissions de télévision et toutes sortes de manifestations publiques, nous connaissons les symptômes : fermeture récente de 113 blocs opératoires, suppression de 300 000 lits en dix ans, déficience de personnels et surtout déficits financiers affectant pratiquement tous les établissements de l’AP-HP. Au bord du gouffre, ils en sont réduits à devoir mendier à l’État d’incessantes “rallonges” budgétaires.
La Cour des Comptes elle-même a publié des chiffres accablants dans son rapport thématique de mai 2006. Ces chiffres concernent les 1029 établissements publics de santé, dont une trentaine de C.H.R. et C.H.U. rassemblent plus du tiers des effectifs de la fonction publique hospitalière.
La Cour des Comptes formule son diagnostic : « Dans chacun de ces établissements, le morcellement des pouvoirs, conjugué à une répartition éclatée des compétences entre le directeur et le conseil d’administration, ne crée pas un cadre favorable à une gestion optimale des personnels. » Les réformes actuellement en cours du plan Hôpital 2007 contiennent, paraît-il, plusieurs éléments susceptibles d’améliorer la gouvernance de ces établissements…
***
Selon le Pr. Guy Vallancien, de l’Institut mutualiste Montsouris, professeur à l’Université de Paris V et secrétaire général du Conseil national de la Chirurgie, le système hospitalier français tel qu’il fonctionne aujourd’hui n’est plus viable. À ma question: qu’est-ce qui ne va pas et où est le remède, M. Vallancien, un des principaux organisateurs du système, répond :
― L’hôpital a accepté des progrès technologiques et les a même suscités en France. Mais il est resté à l’âge de pierre au point de vue du management. C’est cette fracture qui est dramatique. Nous sommes dans un système inadapté. Et ce que je vous dis là, c’est plutôt gentil comparé à ce que disait Philippe Seguin dans le rapport de la Cour des Comptes en 2006.
Faudrait-il, pour en sortir, s’attaquer aux soins trop remboursés ?
― En aucune manière, répond M. Vallancien. Je souhaite juste que l’hôpital se réorganise de manière plus efficace. La tarification à l’acte rendra les hôpitaux partiellement indépendants. On rajoutera des enveloppes qui seront dévolues à des missions particulières d’enseignement ou de recherche. Ainsi, en faisant appel à un cabinet extérieur, le service d’urgences de l’hôpital Beaujon a pu réduire d’une heure les temps d’attente. Je milite pour qu’on parle de l’“industrie du soin”. Il faut gérer les hôpitaux comme des entreprises. Faire un état des lieux, mettre en place des trucs d’organisation pour rester compétitifs.
Faire de l’hôpital une sorte d’entreprise ? Le Pr. Vallancien n’est pas choqué :
― Quelle plus belle industrie peut-on imaginer que celle qui répare les gens ? »
C’est M. Vallancien qui a pointé du doigt les 113 hôpitaux aujourd’hui fermés. C’est lui aussi qui dénonce l’organisation hiérarchique des hôpitaux, dont les dirigeants « se battent entre eux au lieu de faire la guerre aux maladies. L’hôpital devrait être disponible jour et nuit, avec des gens gentils et à deux pas de chez soi, bien sûr, mais cette époque est révolue. Il faut aujourd’hui concentrer les moyens et former les gens autrement. »
Le psychodrame hospitalier se joue à trois : les administratifs et autres comptables, les médecins et infirmières, et ces tristes figurants si bien nommés “les patients”. Dans le monde hospitalier comme dans beaucoup d’autres secteurs, on remarque la montée en flèche des premiers : ce sont les cols blancs. Ils sont devenus tout-puissants. Au nom des sacro-saints principes de la gestion, ils rognent sur tous les postes. Ils surveillent l’activité. Une infirmière qui s’attarde au chevet d’un malade est réprimandée par la surveillante, elle-même ex-infirmière promue au rang de chef. Ce sont les surveillantes qui organisent, à l’intérieur des services, un système de délation leur permettant de contrôler le temps de travail des personnels médicaux. Le temps est minuté, les élans du cœur interdits, et cela est vrai pour les infirmières comme pour les médecins.
Peu importe aux administratifs de n’être pas populaires. Le système des 35 h, qu’ils sont chargés d’appliquer rigoureusement, leur convient. De là le nombre croissant de bureaucrates, engagés au détriment des effectifs médicaux. Cette tendance est issue d’une culture trotskiste et marxiste héritée des soixante-huitards. Si les cols blancs ont pris le pas sur les blouses blanches, c’est parce que les hôpitaux publics, comme l’État français lui-même, ne se sont jamais vraiment dégagés du modèle soviétique.
Bien évidemment, les médecins, premières victimes de cette désagrégation, dénoncent les schémas établis par des gestionnaires. La direction des hôpitaux publics ne connaît qu’une urgence : réduire le nombre de soignants pour compenser l’arrivée massive des administratifs.
Dans son excellent ouvrage publié en 2006 chez Anne Carrière, « Médecine au cœur », la touchante Sandrine Bussière, médecin hospitalier pendant 25 ans, dénonce la sécheresse, l’inhumanité des hôpitaux sans visage, désormais livrés à des individus qui rêvent de diriger ces établissements sans soignants ni patients.
Ceux-là, on se demande comment ils survivent aux traitements inhospitaliers qu’une armée de technocrates leur inflige, dans une cavalcade d’infirmières sans vocation et de médecins pressés d’agir au plus vite et de coûter le moins cher possible…
J’ai été 23 ans directeur d’hôpital entre 1992 et 2015, exerçant différentes fonction de direction fonctionnelle et de direction. A partir de 2002, l’hôpital a croulé sous les différentes réformes, dont le temps de travail, et a subi année après année les lourdes coupes budgétaires couplées au gel des budgets qui mécaniquement baissaient. N’oublions pas que les dépenses de personnel représentent plus de 70% du budget.
Puis la tarification à l’activité est arrivée, véritable machine à broyer les hôpitaux, on en voit le désastreux résultat aujourd’hui.
Ceux qui ont broyé les hôpitaux sont aujourd’hui encore aux manettes diverses : Bertrand, Castex, et les autres 1ers ministres. Vallanchien également…
Il est trop facile de pointer les directeurs qui ne sont que des hauts fonctionnaires aux ordres du ministère. C’est lui qui mène l’entreprise de démolition, pas les directeurs qui ne font qu’exécuter.
Accents de vérité.
Qui a séjourné a l’hôpital ces dernières années s’y retrouvera.
J’ai entendu parler de Michel Clerc il y a une dizaine d’années comme d’un très grand journaliste, comme on n’en fait plus.
Bonne idée de le ressusciter.