Une pierre marque la tête. Une pierre marque les pieds. Ce n’est pas une tombe : c’est une simple fosse d’un mètre quatre-vingt-dix, sans inscription, sans ornement, pudique comme l’Islam, sobre comme le Coran. Abdelaziz Ibn Séoud, seigneur du désert et roi d’Arabie, le plus illustre de tous les Arabes depuis la mort du Prophète, repose aujourd’hui comme le plus humble de ses fellahs, dans le grand cimetière anonyme de Riyad, sous une pelletée de terre sainte.
La disparition d’Ibn Séoud bouleverse l’Orient et fait pleurer les 200 millions d’hommes qui vivent tout au long du croissant de l’Islam, de Marrakech à Karachi, à l’ombre des minarets. Il régnait depuis un demi-siècle. Il avait lui-même conquis son royaume à la force de l’épée. Il était le maître absolu d’un territoire quatre fois plus vaste que la France. Mais il était beaucoup plus que cela : le gardien des lieux sacrés et le seigneur de la Mecque.
Le richissime Ibn Séoud arrachait à ses déserts, avec l’aide des compagnies pétrolières américaines, 200 millions de dollars par an. Pourtant il avait fait de son pays le plus puritain de tous les pays arabes, le plus affranchi de compromissions, le plus fidèle à la loi de Mahomet. Il était la conscience morale du monde arabe.
Le matin du 9 novembre, après la prière quotidienne, il fit appeler au palais de Taïf trente-cinq de ses fils et douze de ses filles. La main sur la garde du poignard, deux sentinelles se tenaient immobiles de chaque côté du lit. Le vieux colonel britannique John Philby, ancien adversaire de Lawrence, était assis à son chevet. Le roi ne bougeait pas, il respirait à peine. Les fils priaient. Une extraordinaire sérénité enveloppait toute cette famille, car il y avait déjà plus de six mois qu’on attendait sa mort : au seuil du printemps le médecin du roi lui avait conseillé de quitter Riyad, capitale étouffante de l’Arabie saoudite, pour s’installer définitivement sous un ciel plus frais, près des montagnes, dans le palais de Taïf.
Pendant cinquante ans, à cheval, en auto, l’épée ou le Coran à la main, campant sous la tente, il avait parcouru son royaume, dont il connaissait jusqu’à la moindre oasis, jusqu’à la moindre dune. Le désert avait été son vrai domicile.
Mais le géant qui surgissait jadis en djellaba, avec sa barbe noire au milieu des bédouins, n’était plus qu’un vieillard impotent. En juin, à la Mecque, au dernier pèlerinage, on l’avait poussé jusqu’à la Mosquée, le visage abrité sous un petit dais, dans une chaise roulante. Ce fut sa dernière apparition aux yeux des fidèles. Ce fut aussi son dernier voyage.
Son fils aîné, l’émir Séoud, âgé de 52 ans, lui a fermé les yeux. Tout était réglé depuis plusieurs semaines : en accomplissant ce geste, Séoud est devenu, comme son père l’avait décrété, le maître absolu du royaume. Son frère, l’émir Fayçal, vice-roi du Hedjaz et ministre des Affaires étrangères est devenu le nouveau prince héritier. Deux heures plus tard, un grand quadrimoteur survolait 900 kilomètres de désert, ramenant vers Riyad, enveloppé d’un simple linceul, le corps du vieux roi. L’Arabie, sans drame, avait changé de règne. Mais dans le même temps, la plus prodigieuse épopée de l’Orient venait de s’achever.
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Aux environs de 1890, un garçon d’une dizaine d’années galopait à cheval sur les bords du golfe Persique. Son père, chassé d’Arabie par un bédouin rival, Ibn Rachid, comptait sur lui pour reconquérir le trône que les Séoudites avaient perdu : Ibn Séoud, le jour de ses vingt-et-un ans, franchissait les frontières de l’exil et se lançait à la tête de ses guerriers dans une chevauchée fantastique à travers les sables. Les cavaliers de Rachid étaient à ses trousses, mais il réussit à les semer dans la nuit, puis, rampant à travers un cimetière, il arriva sous les remparts de Riyad, la capitale de ses ancêtres. Ibn Séoud et neuf de ses hommes se glissèrent par le toit dans le palais du gouverneur et massacrèrent celui-ci, tandis que leurs troupes s’installaient dans la ville. Quand Rachid arriva, il était trop tard. Ibn Séoud était le maître de Riyad. Douze ans plus tard, la première guerre mondiale éclatait. Séoud avait rassemblé sous son sceptre la plupart des tribus nomades et bédouines. Il n’était pas encore le maître de toute l’Arabie. Un souverain rival, Hussein, régnait sur le Hedjaz. La Turquie tenait les provinces côtières.
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C’est alors que l’Angleterre envoya deux émissaires en Arabie. Le premier s’appelait le capitaine Shakespear. Il avait pour mission d’acheter la neutralité d’Ibn Séoud au prix de 5000 livres par mois. Le second s’appelait le colonel Lawrence et devait offrir 200 000 livres au chérif Hussein pour le même service. Mais Ibn Séoud sut jouer les agents britanniques les uns contre les autres, Lawrence contre Shakespear, le Colonial Office contre le Foreign Office, la Turquie contre l’Egypte. Il s’empara du Hedjaz, chassa Hussein de la Mecque, et fit son entrée dans la cité sainte avec une seule arme : la prière. En 1926, il se proclamait roi d’Arabie saoudite. Le « Napoléon du désert » était sorti de la légende des tribus bédouines pour entrer dans la galerie des hommes d’Etat. Un conquérant féodal avait fondé la première grande nation arabe du XXe siècle.
II possédait des richesses de Mille et Une Nuits. Quelques-unes provenaient du flot annuel des pèlerins de La Mecque qui versaient à son trésor 60 000 francs par tête ; mais, depuis 1933, Ibn Séoud, ayant traité habilement avec des compagnies pétrolières américaines, disposait d’une ressource plus fabuleuse. L’ARAMCO (Arabian-American Company), en vingt ans, avait fait de l’Arabie le quatrième producteur de pétrole du monde. Les « royalties » versées à Ibn Séoud s’élevaient à un milliard par semaine.
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Ce musulman strict (il appartenait à la secte des Wahhabites, les protestants de l’Islam) s’était alors lancé à la conquête d’un autre royaume : la féerie des inventions modernes.
Alors que, sous son règne, il était rigoureusement interdit, même aux étrangers, de boire et de fumer, alors que le vol était encore puni, comme au Moyen Âge, de l’amputation de la main droite, et le corps des assassins exposé publiquement jusqu’à la pourriture, Ibn Séoud avait installé le téléphone et planté des antennes de radio dans le désert. Sa flotte d’automobiles comptait 20 Cadillacs imperméables au sable, équipées de ventilateurs électriques, et dont l’une traînait une remorque de bois précieux qui lui servait de salle du trône roulante. C’est dans cet équipage qu’il chassait la gazelle. Dans son DC-4, un fauteuil mobile lui permettait, pendant les vols, de toujours regarder La Mecque. En 1945, il se rendait, à la manière de César, au devant de Churchill et de Roosevelt : sur le pont du bateau de guerre qui l’emmenait à ce rendez-vous, il avait dressé sa tente. Ses deux fils, son astrologue et ses gardes du corps l’accompagnaient, ainsi qu’un troupeau de moutons qui bêlaient à la mer. Car Ibn Séoud superposait son siège au nôtre. Son calendrier personnel marquait à la fois le temps de l’Islam et le temps de l’Occident. Quand on lui demandait son âge, il répondait : « Je ne sais pas exactement ». C’était l’expression stricte de la vérité. Selon les musulmans, Ibn Séoud est né en 1297. Selon l’Occident, il est né en 1880. Il se plaisait à dire avec humour : « J’ai 755 ans ou 72 ans ; comme vous voudrez ».
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Ibn Séoud disait : « Trois soleils ont illuminé ma vie : les femmes, la prière et le parfum ». Il avait 140 concubines mais, fidèle au Coran, n’avait que quatre épouses légitimes. Les concubines habitaient au troisième étage du palais de Taïf. Elles étaient libres de sortir et de voir des amies. Mais les épouses légitimes vivaient au fond du parc, dans quatre pavillons privés gardés jour et nuit par des Noirs. Ibn Séoud leur rendait visite tour à tour selon le précepte coranique, afin d’éviter les jalousies. Il avait 40 fils, et probablement une soixantaine de filles, mais celles-ci n’avaient jamais été recensées. « Dans ma jeunesse, j’ai fondé un pays, et sur mon déclin, j’ai fabriqué des enfants pour peupler ce pays ». Le dernier de ses fils était né en 1951. Ibn Séoud avait 70 ans. La succession est bien assurée.
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