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Malraux : « L’irrationnel sauvera la France »

14 Jan 2020 | Politique

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La Gazette de Lausanne, 4 juillet 1958.

Il n’est pas en trench-coat, mais en costume sombre. Sa chemise est blanche, et non kaki. Il a une cravate, il a aussi la Légion d’honneur, mais porte le ruban noir et vert des Compagnons de la Libération. André Malraux est assis au bout de la pièce, derrière un bureau, comme en ont les personnages importants de l’Etat.

Malraux dans un fauteuil, c’est un spectacle étrange. Mais on voit bien tout de suite que ce fauteuil ministériel où l’a cloué son ami Charles de Gaulle est un fauteuil brûlant : Malraux ne tient pas en place.

Dès qu’il parle, quelque chose se met en mouvement qui ne s’arrête plus. Ses mains volent autour de lui, une mèche noire lui bat le front. Il arpente à grands pas, lion maigre et fiévreux, l’Aubusson qu’on a jeté sous ses pieds pour lui rendre plus douce, sans doute, la cage du pouvoir.

— Pourquoi êtes-vous ministre ? Pourquoi vous ?

C’est la deuxième fois. Il était ministre de l’Information dans le premier gouvernement de Gaulle en 1945. Il est, dans celui-ci, ministre délégué à la présidence du Conseil, ce qu’il appelle, lui, ministre des affaires urgentes :

— Je suis dans ce coup-là parce que j’ai la conviction que la partie qui s’engage se joue pour cinquante ans. Si nous mourons, nous mourrons la tête haute, mais je crois que nous n’allons pas mourir. Nous sommes en ce moment dans un état de grâce historique, il faut en profiter.

Visage blême et dévoré, dont les traits sont sans cesse au travail, où rien jamais ne se repose. On y verrait pour un peu se creuser une ride qui, l’instant d’avant, n’était pas là. L’œil est sombre, le front tumultueux. Quand Malraux vous regarde, on dirait qu’il vous vise. Ce sont les yeux d’un pilote de chasse, d’un tireur de carabine. On sait, bien sûr, que ce ministre a joué de l’avion et de la mitrailleuse, qu’il a fait sauter des ponts et vécu l’aventure sanglante du XXe siècle partout où elle s’offrait à lui, en Chine et en Espagne, dans les maquis de Corrèze et sur le Rhin, mais ce qu’il vise, derrière les cibles, il est seul, il est le premier, presque toujours, à le voir. C’est une certaine forme de l’avenir. C’est la réponse que peuvent donner aux grandes questions de notre temps le créateur et le héros.

— Un Etat qui ne comprend pas qu’il est en face de transformations très profondes, dit Malraux avec force, se coupe bras et jambes.

La France, pour lui, est en train de vivre depuis le 13 mai une nouvelle Révolution française. Cette Révolution, rien ni personne ne l’arrêtera. S’il se trompe, si ce n’est pas une révolution que nous sommes en train de faire, alors, Malraux croit que c’est l’agonie qui commence.

A nouveau, il quitte son fauteuil et marche de long en large, agitant entre ses mains les dés invisibles du destin. Chacune de ses phrases est ponctuée d’un puissant reniflement, ce fameux tic de la locomotive qui, dans la clandestinité, a failli plusieurs fois le trahir. L’index braqué vers moi ranime le canon d’un colt. Malraux, haletant, lyrique, parle de cette révolution où la France est engagée comme il aurait parlé, en 1926, de celle du Kuomintang ; mais ce qui l’intéresse aujourd’hui, dans la révolution, ce ne sont plus les déraillements, les sabotages, les ponts dynamités : c’est le retour à un certain ordre, l’esquisse d’une renaissance française, une spectaculaire réconciliation de la France avec la notion de grandeur.

Mais de Gaulle se prête-t-il vraiment à cette révolution que Malraux veut faire, n’est-il pas, comme certains l’en accusent, prisonnier du système ? La IVe République, disent les gens d’Alger, a fait semblant de mourir, mais elle n’est pas morte. Est-ce vrai ?

Malraux hausse les épaules comme s’il allait secouer d’un seul coup toute la bêtise du monde. Il dit que tout cela est absurde. Dans toutes les révolutions, il y a le passif et l’actif. Il y a des Fleurus et il y a des Jemmapes. Si de Gaulle ne devait être que le chargé des affaires courantes de la IVe République, pourquoi l’aurait-il appelé ?

De ses doigts de prestidigitateur, Malraux dessine l’avenir. Les mots partent, comme des balles. Ce qu’il dit est au futur. Le passé ne l’intéresse pas. Il ne croit pas aux biographies, il jure qu’il n’a pas de souvenirs. Le passé ne l’intéresse que s’il est vieux de trois mille ans, au moins. Le passé de la Chine, les masques khmers, les dieux du Cambodge, toute cette mythologie dont il a fait son Musée imaginaire. Sa biographie se confond avec sa légende.

 

***

 

Tout le monde sait qu’à vingt ans à peine il s’embarqua pour l’Indochine et parcourut cinq années durant le Cambodge et le Siam en quête de trésors pour le compte d’un antiquaire allemand. Fatigué de l’archéologie, il se glissa dans les rangs du Kuomintang, se brouilla avec Tchang Kaï-chek, conseilla le révolutionnaire Borodine puis rentra en France avec deux livres qui firent sa gloire, La Condition humaine et Les Conquérants.

La gloire, l’argent risquaient d’être pour Malraux l’embourgeoisement et l’ennui. Mais, quand on a négocié des armes à deux heures du matin dans les bars de Shanghaï, on ne s’endort pas sur l’oreiller d’un prix Goncourt. Des centaines de milliers de jeunes gens avaient reconnu en Malraux le héros de leurs angoisses, l’écrivain d’un nouveau mal du siècle où les conflits se dénouent à la lumière des incendies, où les sentiments s’appellent souffrance, colère, révolte. Ils n’oublieront jamais l’instant où Tchen se prépare, au premier chapitre de la Condition Humaine, à soulever, mains hésitantes, la moustiquaire qui protège l’homme endormi qu’il va tuer. Garine, Borodine, Kyo, Kassner sont les grands personnages de notre siècle. Celui qui les a créés ne peut s’asseoir à la terrasse des Deux Magots pour se métamorphoser en Léon-Paul Fargue. Malraux n’est pas un homme de lettres, Malraux est un homme.

Sa fièvre l’a lancé sur toutes les pistes. En compagnie de Corniglion-Molinier, il a cherché, quelque part aux frontières de l’Abyssinie, un royaume imaginaire, celui de la Reine de Saba, comme il a cherché plus tard, à travers son Musée imaginaire, le sens et la raison d’être des chefs-d’oeuvre. A travers la guerre d’Espagne, il a essayé de comprendre, alors qu’il commandait l’aviation républicaine, comment et pourquoi meurent les combattants. Après le pourquoi de l’art, le pourquoi du courage.

Un souvenir, soudain, affleure. C’était en 1944. Il inspectait sous le nom de guerre du colonel Berger les maquis de Corrèze quand sa voiture tomba dans une embuscade allemande. Coup de frein. Malraux et le chauffeur sautent dans un fossé. Les Allemands tirent. Malraux, blessé, est à terre. Il perd son sang. Les Allemands le transportent dans la petite ville de Gramat où les officiers l’interrogent tandis qu’il est allongé sur une civière. Sur le carreau blanc, son sang fait de larges taches. Alors se déroule une des rares scènes qu’il ne peut oublier. II a entendu les Allemands hurler le nom de la patronne de l’Hôtel du Midi qui leur sert de P. C. pour essayer d’obtenir un repas. Elle a fait celle qui n’entend pas. Soudain, la porte s’ouvre et elle apparaît avec un grand bol de chocolat et des tartines de pain blanc qu’elle dépose à côté de Malraux :

— Ce n’est pas pour vous, dit-elle aux Allemands. C’est pour l’officier français.

Ce trait de courage est aujourd’hui encore dans la mémoire de Malraux.

De Gramat, les Allemands le transfèrent à Cahors, dans un ancien dancing où siège, non loin du Paris-Toulouse, la Gestapo.

— Qui êtes-vous ? demande l’officier.

Le colonel Berger répond qu’il est André Malraux.

L’Allemand n’en croit pas ses oreilles. Enquête. Commission rogatoire. Cinq jours s’écoulent. Malraux est évacué vers la prison centrale de Saint-Michel à Toulouse. Condamné à mort, le 24 août, il est délivré. Les Allemands ne le reprennent pas. L’heure de la Libération a sonné.

— C’est parce qu’ils n’ont pas cru à mon identité et ont voulu tirer au clair cette affaire qui les intriguait que je n’ai pas été fusillé aussitôt. Après, il était trop tard.

 

***

 

La rencontre avec de Gaulle eut lieu à Paris, au ministère de la Guerre, le 18 juillet 1945.

— Pour la première fois, explique Malraux, je me trouvais devant un homme qui n’avait pas plus de complaisance pour les autres que pour lui-même. Il n’y avait en lui aucune sorte de comédie. Ni comédien, ni tragédien, c’était un homme.

Tout de suite, il étonna de Gaulle par l’immensité de son savoir. Ce colonel Berger connaissait aussi bien la technique de Léonard de Vinci pour obtenir des bleus, que personne n’a jamais retrouvés depuis lors, que les avantages de la balle dum-dum ou encore les manies de Tourgueniev, qui ne pouvait écrire qu’à la condition de tremper ses pieds dans un baquet d’eau froide.

L’écrivain Malraux a commandé la Brigade Alsace-Lorraine et le général de Gaulle a donné quelques grandes pages à la littérature française. Ils sont faits pour s’entendre. Gouverner, avec eux, devient une question de style.

Malraux a droit à l’audace : il n’a jamais été député ou conseiller municipal. La prudence n’est pas son bagage. Avec lui, tout — même l’impossible — a quelque chance de passer la rampe.

Il est comme Barrès, un romantique.

— Nous sommes, dit-il, entrés dans l’irrationnel. L’irrationnel sauvera la France.

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