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Israël : Visa pour Bethléem

21 Jan 2020 | Politique

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La Gazette de Lausanne, 11 janvier 1957.

La route serpente à travers les collines de Judée, entre les vieux cailloux de la Bible et les jeunes cyprès de quatre-vingts centimètres, qui trahissent la confiance d’Israël en son avenir.

Cette ferme blanche et carrée sur notre droite, cette moquette d’herbe, ces moutons gras, bien entendu, sont juifs tandis que, sur notre gauche, cette chèvre famélique au milieu d’une étendue grise, cette caverne des premiers âges, c’est le royaume de Jordanie. Ainsi reconnaît-on la frontière qui sépare, sans autres bornes que celles de la prospérité et de la détresse, sans autres signes que ceux du travail et du fatalisme, les Arabes et les Israéliens. La nuit, chaque nuit depuis huit ans qu’Israël existe, ces deux mondes échangent des coups de feu. Ils en échangent moins depuis que les blindés de Tel Aviv ont roulé, au début de novembre, en moins d’une semaine, jusqu’au fond du désert du Sinaï.

Plus loin la route grimpe entre de vraies forêts, semblables à celles, je pense, où campa Richard Coeur de Lion, mais aux branches des sapins restent accrochées depuis huit ans, sur une longueur de plusieurs kilomètres, les carcasses rouillées, déchiquetées, calcinées des camions qui, en 1948, emportaient sous le feu ennemi, vers Jérusalem qu’il fallait conquérir, les héros sacrifiés de la Haganah.

Enfin, sous le ciel léger, voici Jérusalem.

Les Nations unies en ont fait avec leurs ciseaux, qui ne sont ni ceux de la justice ni ceux du bon sens, un enchevêtrement absurde de barbelés où passe admirablement l’électricité de la haine. Sept portes soigneusement closes, un mur d’enceinte hérissé de «dents de dragon», de barrages antichars et de canons, séparent deux villes sans tête. Seuls franchissent allègrement ce fossé, avec la magnifique inconscience des enfants et des coupables, les intouchables fonctionnaires de l’ONU. Pour les autres, pour les cinq mille chrétiens de Palestine, pour ceux de Nazareth ou du Mont-Carmel, les lieux saints, Gethsemané, les Oliviers, le Saint-Sépulcre, la Voie Douloureuse, le tombeau de la Vierge ou Golgotha sont devenus des lieux interdits. Ils n’y peuvent accéder qu’avec le visa jordanien, ils ne peuvent aller à Bethléem si le petit roi qui règne sur les collines d’Amman n’autorise pas sa farouche légion arabe à les laisser passer. Quant aux Juifs, ils ont touché les pentes du Mont-Sion — objectif millénaire — mais le Mur des Lamentations, à trois cents mètres près, reste hors de leur portée.

Une fois par an, une seule fois, en vertu d’une trêve jusqu’ici respectée, l’une des sept portes s’entrouvre devant les trois mille pèlerins que la Galilée, au jour de Noël, verse sur Bethléem. C’était le matin du 24 décembre, des poivriers et de jeunes sapins se profilaient sur la façade criblée d’une maison qui naguère appartenait à un certain Mandelbaum.

C’était la porte, depuis huit ans célèbre, la fameuse porte de Mandelbaum et, soudain, j’avais devant moi l’une de ces fresques que l’actualité nous fabrique et qui nous donne, instantanément, la sensation d’assister au déroulement de l’Histoire. Deux tentes dressées de chaque côté abritaient des policiers jordaniens en imperméable mastic qui scrutaient d’un œil  méfiant, terriblement sérieux, ces passeports pour Bethléem, ces visas pour la Nativité, qui en disent long sur l’absurdité tragique de notre temps. Des bonnes soeurs en cornettes, tenant sous leur bras un petit sac de la Swissair ou de la TWA, attendaient leur tour, patientes, juchées sur ces pitons de ciment, les « dents de dragon », qui servent en principe à arrêter, non la foi, mais les chars. Mitraillette en main, l’oeil chargé de soupçons, coiffés du casque à pointe qu’ils ont hérité des Turcs, les soldats de la «Légion arabe» surveillaient ces jeunes garçons à missel, ces petites soeurs franciscaines, qui étaient peut-être — sait-on jamais — des agents au service d’Israël…

Et par une singulière ironie de l’histoire, c’étaient précisément deux soldats juifs, en battle dress et bérets kaki, qui semblaient protéger, contre la haine arabe, le flot des pèlerins.

Une jeune Américaine revenait sur ses pas, la tête basse, les larmes aux yeux : «Ils n’ont pas voulu de moi», disait-elle, en montrant son passeport où les policiers jordaniens, sous leur tente, avait inscrit à l’encre rouge, en caractère arabe, qu’ils soupçonnaient cette personne de 20 ans, dont le nom avait une consonance douteuse, d’être juive. Ils lui avaient démandé : « Comprenez-vous l’hébreu ? ». Tombant dans le piège, elle avait eu l’imprudence, la candeur d’avouer qu’elle en connaissait quelques mots. Quelques mots, c’était trop : Il n’y aurait pas de Noël pour Mlle Batheson : No Christmas for Miss Batheson. Un titre et même un sujet, pour M. Graham Greene.

Tels sont ces deux mondes qui se font face et se détestent, et que l’ONU contemple de son oeil vide, et que le président Eisenhower croit pouvoir réconcilier en leur distribuant équitablement l’eau bénite des dollars américains, les promesses et les froncements de sourcils. Gaza, les réfugiés arabes, les frontières d’Israël, le golfe d’Eilat, sujets brûlants, vrais points de névralgie : pourquoi le président Eisenhower, à l’heure où il demande au Congrès des « pouvoirs spéciaux » pour contenir la pénétration soviétique au Moyen-Orient, pourquoi ces sujets, le président se refuse-t-il à les aborder, comme s’il s’agissait de simples questions municipales, dignes, tout au plus, de la sagacité onusienne ?

Parce que, au-delà de tous ces problèmes, qui sont les épines du Moyen-Orient, il y a l’affreuse complexité religieuse et policière, mystique et un peu sordide, d’une guerre qui se veut «sainte» et qui, sous le ciel arabe, n’aura jamais la schématique simplicité de la guerre froide. Comment voulez-vous que l’Amérique comprenne jamais la psychologie de ces Syriens qui font sauter sur leur territoire les pipelines de l’IPC, se privant ainsi du tiers de leur revenu national, ou celle de ces Jordaniens qui repoussent le plan d’irrigation mis au point par M. Johnston, sous prétexte qu’il répartirait équitablement les eaux du Jourdain et qu’il intéresserait aussi les paysans d’Israël ?

Derrière la porte de Mandelbaum, il y a des hommes qui ne sauront jamais faire leurs comptes. Il y a des Arabes que gouvernent seules les passions. Il y a, dans le vieux quartier de Jérusalem, des Juifs en caftan qui portent sur Ies joues les papillottes de leurs ancêtres, n’éprouvant que mépris pour le jeune Etat d’Israël, et n’ayant dans la vie d’autre vœu que de mourir là, tout près de cette vallée du Cédron où retentira la trompette du Jugement. Il n’y a rien, derrière la porte de Mandelbaum, pour nourrir l’optimisme des banquiers, pour servir les desseins du Pentagone, pour satisfaire l’immense bonne volonté de M. le président des Etats-Unis. Rien que des colères sourdes et qui peuvent, à chaque instant, éclater.

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