Sélectionner une page

Indochine, 1959 : Madame Nhu, Première dame du Vietnam (3)

7 Mai 2024 | Politique, Vietnam

https://michelclerc.com/wp-content/uploads/2024/05/Madame-Nhu.webp
La Gazette de Lausanne, 15  septembre  1959

La première dame du Vietnam se coiffe comme une jeune personne du XVIe arrondissement et vous regarde de ses yeux bridés avec de grands et insolites battements de paupières. Son nez, ses mains, ses chevilles, tout est minuscule, fragile, charmant.

Une peau de tigre est étendue sous ses pieds chaussés de petites mules blanches. Sa longue robe de soie brodée lui donne un air candide de prêtresse orientale, mais tout ce qu’elle dit, à la fois cynique et séduisant, a, de manière étonnante, l’accent français. J’ai quelque peine, je l’avoue, à reconnaître en Mme Nhu (prononcer gnou) la Passionaria, la Florence Nightingale, la Mrs Roosevelt, l’Eva Peron du Vietnam.

— Eva Peron, oui, je suis cela, un peu, si vous voulez, mais Evita était aimée de son peuple et moi, je ne le suis pas.

Elle dit cela avec un sourire enchanté.

— Les hommes, vous comprenez, ne me pardonnent pas ce que je leur ai fait et la plupart des femmes, endormies par mille ans de servitude, ne se rendent pas encore compte de ce que je fais pour elles.

Député de Cholon, belle-sœur du président Diem, reine sans couronne de la République vietnamienne, championne des épouses contre les maris et de l’égalité absolue entre les sexes, elle a inspiré, rédigé et fait voter une loi de la Famille qui, depuis le 1er janvier 1959, bouleverse au Vietnam, et pour la première fois en Asie, l’ordonnance millénaire des rapports entre l’homme et la femme.

Mme Nhu a fait une révolution.

La femme du Vietnam, comme toutes les femmes d’Asie, n’avait droit qu’au silence. Elle ne pouvait se marier, quel que fût son âge, sans le consentement de ses parents. Ses parents lui choisissaient un époux. Elle vivait ensuite dans l’ombre de son mari qui entretenait ouvertement ses concubines et leurs enfants à la maison. Elle devait obéir et se taire. Au moindre écart de conduite elle risquait d’être chassée, répudiée et même de se voir réduite tout à fait légalement à servir la maîtresse de son mari. Elle ne pouvait pas sortir sans permission. Elle ne possédait rien. Elle n’avait pas d’opinion. Dans la rue elle marchait derrière son maître. C’était une tradition vieille comme l’Asie.

Mais il y a quelque quinze ans, au lycée français d’Hanoï, une petite fille de mandarins découvrait la merveilleuse histoire des sœurs Trung, les deux héroïnes du Vietnam, qui, en l’an 50 de notre ère, prirent la tête de l’armée nationale pour tenter de repousser l’envahisseur chinois, et moururent pour ne pas se rendre, en se jetant dans le fleuve Rouge.

— Je compris ce jour-là, dit Madame Nhu, que les jeunes femmes du Vietnam n’avaient pas à baisser la tête. Nous étions toutes les héritières des sœurs Trung. Nous avions autant de droits que les hommes.

Madame Nhu secoue fièrement sa tête bouclée et fait teinter ses bracelets. Sur la peau de tigre, je vois s’agiter les petites mules blanches. La biographie officielle de Mme Nhu —  si jeune et pourtant déjà trois pages dactylographiées  — m’apprendra qu’elle a combattu «  avec une résolution également farouche  » les communistes de Ho Chi Minh et ces «  colonialistes français  » dont elle possède si bien la langue, l’esprit, et peut-être même les défauts. Mme Nhu est en quelque sorte ce que le cinéma appelle une «  héroïne de la résistance  ». Arrêtée par les communistes, elle s’enfuit à travers les montagnes de la chaîne annamite. Plus tard, à Saïgon, «  à la tête d’une foule immense  », elle affronte et couvre de malédictions «  les bérets verts  » de Bay Vien et « les tanks de Hinh ». Son mari, Ngo Dihn Nhu, grand chasseur de fauves, est le frère et le conseiller de Diem. Diem est célibataire. Au palais, Mme Nhu est la maîtresse de maison. Personne ne conteste qu’elle joue au Vietnam l’un des tout premiers rôles.

— Oui, dit-elle, j’ai mené beaucoup de combats, mais le combat de ma vie est celui que j’ai mené contre les hommes du Vietnam pour leur imposer ma loi. Pensez donc ! je voulais punir l’adultère, supprimer le concubinage, rendre leur dignité aux femmes  !

Son mari lui-même avait dit à Madame Nhu : «  Nous avons déjà suffisamment d’ennemis. Crois-tu qu’il soit bien nécessaire de nous en faire davantage  ?  » Plusieurs semaines durant, tandis qu’elle défendait sa Loi de la Famille pied à pied, article par article, Mme Nhu avait eu à ses trousses une «  meute de chiens enragés  »  : les 120 députés du Vietnam.

— Alors, un jour, raconte-t-elle —  et je vois qu’elle a dû se jour-là passer un bon moment  — je les ai pris à la gorge. Je leur ai dit  : «  Ah  ! messieurs, vous voulez maintenir tous vos droits. Vous voulez tromper et ne pas être trompés. Vous croyez qu’on peut bafouer impunément les liens sacrés du mariage  ! Mais pensez donc un instant que vous n’êtes pas tous et toujours des amants. Craignez ce qui pourrait vous arriver si l’adultère devait n’être pas sévèrement puni  !  »

Aucune femme en Extrême-Orient n’avait jamais osé tenir pareils propos. La harangue historique de Mme Nhu glisse sur des visages fermés.

— Et que faites-vous de la tradition  ? demandent les députés.

Pourtant, à une discrète majorité de voix, la loi révolutionnaire de Mme Nhu est devenue, au Vietnam, le code de la famille. Son beau-frère, le célibataire catholique Ngho Dinh Diem y tenait. Ce que veut Diem, au Vietnam, le Parlement le veut aussi.

C’est pourquoi aujourd’hui, les femmes, au Vietnam, ont cessé d’être des ombres, ces anges de douceur, ces tendres esclaves qui ravissaient depuis toujours les voyageurs de l’Occident. Elles jouent au tennis, sirotent des jus d’orange au Milk Bar, pétaradent, nattes au vent, sur leurs scooters, pilotent les petits avions de l’aéroclub. Chose plus étonnante ‘encore  : l’armée de l’air vietnamienne dispose maintenant d’un bataillon de femmes parachutistes.

Les maris n’ont plus droit qu’à une épouse. Les enfants illégitimes sont bannis du foyer. L’union libre est punie de prison. L’adultère aussi. Quant au divorce, il n’est possible qu’avec l’autorisation expresse du président lui-même. Il accorde cette autorisation avec la même parcimonie que sont octroyées les grâces aux condamnés à mort. Tout cela, dans un pays séculairement adonné à la bigamie, à l’adultère, au concubinage, fait, on l’imagine, un grand remue-ménage. Où commence l’adultère  ? L’adultère commence avec les «  relations intimes  ». Il y a «  relations intimes  », précise l’article 73 du Code, quand un homme, ou une femme, ont été vus deux fois en tête-à-tête la même année avec une personne autre que son conjoint.

Etrange Madame Nhu, si jolie, faite pour séduire et chavirer les cœurs, avec ses gestes menus, ses yeux en glissade, ses petites mules blanches : d’où lui vient cette passion, soudaine, qu’elle met à poursuivre le péché  ?

Elle m’invite, au moment où je prends congé, à lui rendre visite le lendemain. Elle a beaucoup de choses encore à me dire. Mais je décline l’invitation. «  Vous quittez déjà le Vietnam  ?  »

— Non. Je ne quitte pas le Vietnam. Mais vous comprendrez sûrement, madame, que je ne veux pas enfreindre, fût-ce avec vous, l’article 73 du Code de la Famille.

Madame Nhu, alors, éclate de rire.

Je venais de passer deux heures avec l’une des trois femmes qui sont en train, exerçant en coulisses des pouvoirs insoupçonnés, de conduire l’Asie sur les chemins d’une vertigineuse émancipation. Les deux autres sont Mme Tchang Kaï Tchek, qui, dans l’ombre du maréchal, tient les clefs de Formose, et Mme Soong, veuve de Sun Yat Sen, aujourd’hui vice-présidente de la Chine communiste.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Share This