J’aurais voulu demander carrément au président Diem si les 12.000 Français qui n’ont pas déserté le Vietnam y ont encore un avenir. Que signifie le boycott des produits français, l’interruption des échanges, les brimades administratives dont la plupart des Français établis au Vietnam sont, aujourd’hui, l’objet ?
Mais M. Diem n’est pas un homme à qui l’on pose, « carrément », les questions.
II est secret, évasif, insaisissable. Il possède comme personne l’art tout asiatique de faire dévier la conversation, de ne pas répondre ou de répondre à côté. Il était entendu que je ne citerais pas entre guillemets ses déclarations. Il m’accordait un entretien pour éclairer ma lanterne. Ce n’était pas une interview. J’avoue qu’après une heure trente de tête à tête, cherchant à rassembler mes idées, je me félicitais de n’avoir pas à reproduire, mot pour mot, des propos dont le fil m’échappait totalement.
C’est un petit homme rond, trapu, ramassé sur lui-même, avare de gestes et de sourires, dont le calme est aussi pesant qu’une colère contenue. Il fume sans arrêt, tirant pensivement, longuement, sur ses cigarettes, qu’il préfère anglaises. Il verse lui-même le thé. Ayant toujours refusé d’aller faire ses études en France — je veux, disait-il à 20 ans, être un pur Vietnamien — il préfère s’exprimer en anglais, langue qu’il manie avec lenteur mais sûreté. Il a les cheveux noirs, le visage bouffi, lisse, et ne porte pas ses cinquante-neuf ans. Ses paupières retombent lourdement sur les yeux, qu’elles masquent en partie. Le regard s’en trouve plus aigu, mais non plus cordial.
Diem est né aux environs de Hué où vit encore sa mère, âgée de 89 ans. Pendant mille ans, ses ancêtres ont défendu le Vietnam contre les invasions chinoises. « Je ne fais que continuer ce qu’ils ont commencé », dit-il. La menace communiste s’identifie, pour lui, à celle que fait peser sur le sud asiatique la Chine de Mao. Son père, mandarin à la cour de l’empereur (il portait la longue robe de soie, des ongles de 4 centimètres, et surveillait les eunuques du harem impérial), aurait voulu l’envoyer en France. Il ne le voulut pas. A 15 ans, il se préparait à entrer dans les ordres. A 18 ans, il se décidait pour la politique. Son objectif : libérer le Vietnam de la tutelle française.
UN DIALOGUE ORIENTAL
Il faut dire qu’il ne manque pas de courage. En 1946, les communistes l’arrêtent, ainsi que son frère aîné, Ngo Dinh Kho. Le frère est fusillé. Quatre mois plus tard, Ho Chi Minh fait venir Diem et lui propose de « travailler et de vivre au Palais », avec lui. Le dialogue qu’échangent alors les deux hommes est aussi célèbre que celui du colonel Moscardo avec son fils à travers les murs fumants de l’Alcazar de Tolède.
— Je ne sais rien de votre frère, dit Ho Chi Minh, venez à mes côtés lutter contre les Français.
— Regardez-moi en face, demande Diem, suis-je un homme qui a peur ?
— Non.
— Alors, veuillez considérer que nous n’avons plus rien à nous dire.
Ce furent, vraiment, les dernières paroles entre Ho Chi Minh et Ngo Dinh Diem. Les deux Vietnams ne se parlent jamais. Moins peut-être encore que les deux Allemagnes, les deux Corées. Est-ce une situation qui peut durer indéfiniment ?
Diem aspire une longue bouffée de cigarette et jette les yeux sur l’énorme tigre à la gueule ouverte dont le regard de verre flamboie dans un coin du salon, puis il me fait, selon sa manière, une réponse indirecte :
— Vous voyez ce tigre. Si je l’avais raté, il ne m’aurait pas raté. Avec les communistes, c’est la même chose.
Je perçois à cet instant chez cet admirateur de Gandhi et des saints de l’Evangile, chez ce catholique taciturne, une volonté farouche de lutter jusqu’au bout pour permettre au Vietnam sud de survivre. Pourtant il admet que la menace est grave. II dit aussi, et là sans détour, que, privé de la puissante aide des Etats-Unis (auxquels il doit tout), le château de carte s’écroulerait. Il souhaiterait que les Français comprennent la nature de son combat. Il leur reproche de n’avoir pas brisé, « dans l’esprit », les anciens liens coloniaux et d’intriguer, comme ils le font au Cambodge, pour perpétuer des positions périmées. Je ne cite pas. Je résume. Je simplifie peut-être mais je ne crois pas déformer la pensée, au demeurant sinueuse, du président de la République vietnamienne.
« L’AVENIR DES FRANÇAIS DÉPENDRA D’EUX-MÊMES »
Ce qui me surprend et me désarme le plus, c’est de le voir ignorer toutes les perches. Quand je l’interroge sur l’avenir des Français au Vietnam, il ne m’accorde même pas ces propos de complaisance que les chefs d’Etat lâchent habituellement aux journalistes. Il demeure fermé. « L’avenir des Français, dit-il en substance, dépendra d’eux. » Il semble en fait que, les finances vietnamiennes ayant souffert de la dévaluation du franc, Diem soit résolu à obtenir quelques réparations. Il voudrait que les comptes vietnamiens en France soient traités en comptes étrangers, qu’ils deviennent, autrement dit, convertibles en dollars. C’est un cadeau, en quelque sorte, qu’il demande.
Ce cadeau suffirait-il à le dérider ? Ce n’est pas sûr. En fin de compte, les chances de la France au Vietnam reposent encore, non seulement sur des liens économiques, mais sur quelques liens sentimentaux où M. Diem a sans doute tort de voir une survivance du colonialisme. Ces liens restent assez forts.
C’est ce que cette série d’articles a tenté de montrer.
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