Tatillon, tracassier, quelquefois policier jusqu’à l’absurde, éperdu d’austérité et quelque peu teinté de xénophobie, oui, le régime « présidentiel » imposé par M. Diem au jeune Vietnam est tout cela.
Le commerce, prisonnier du contrôle des changes, n’est pas plus libre que la presse, soumise aux rigueurs d’une autocensure souvent plus efficace, parce qu’elle met en jeu le puissant ressort psychologique de la peur, qu’une censure administrative, avouée. La grande majorité des boutiques, naguère françaises, sont aux mains des Vietnamiens. Le coiffeur, le photographe, le pharmacien, le libraire, le tailleur sont vietnamiens. Seuls, les Indiens, intouchables exilés de Bénarès ou de Calcutta, conservent le monopole du petit commerce touche-à-tout, pittoresques personnages enturbannés qui tiennent, derrière le comptoir, tout ce dont peuvent rêver les Américains bien tranquilles de Saïgon, depuis les photos licencieuses importées de Bangkok jusqu’aux piastres noires, échangées à raison de 82 piastres contre un dollar, au lieu qu’un dollar n’en achète, officiellement, que 50. Comme au Brésil, au Mexique, ou en Polynésie, on va « chez le Chinois » pour trouver ce que les autres n’ont pas, à Saïgon, on va « chez l’Indien ».
L’Indien et ses trafics, c’est la soupape de sûreté qu’on tolère pour que la chaudière n’éclate pas, pour que la machine continue, en dépit du pesant engrenage administratif, à fonctionner. Pourtant, tout ce monde-là n’est pas très content. On vous confesse qu’on regrette le beau temps du corps expéditionnaire.
UN SILENCE INQUIÉTANT
Point de vue de boutiquier, sans doute, mais il a sa valeur. On aimerait que le Vietnam soit plus qu’un bastion : qu’il soit une vitrine. Je ne suis pas allé à Hanoï. J’ai dû m’arrêter devant le 17e parallèle et ce no man’s land qui sépare l’étoile rouge de Ho Chi Minh de l’étendard strié or et sang du gouvernement de M. Diem. Mais ce que je sais du régime abominablement policier qui règne au Nord m’avait fait souhaiter, au Sud, une atmosphère plus détendue. Ce qui est inquiétant, au Vietnam, c’est le silence, ces temples enfouis aux lisières de la jungle, ces journaux qui ne contestent rien, ces députés — ils sont 120 — qui ne font pas de discours. Et puis, aussi, ce catholicisme d’Etat qui ne m’a pas semblé sourdre des profondeurs de l’âme vietnamienne encore toute pénétrée de bouddhisme, de fétichisme, de paganisme, comme on peut le voir, à 80 kilomètres de Saïgon, dans l’incroyable temple des caodaïstes où l’on célèbre l’office, au milieu de dragons torsadés, en l’honneur de Saint-Victor Hugo, de Saint-Clémenceau, de Saint-Roosevelt, et autres personnages que l’Eglise, à ma connaissance, n’a pas encore canonisés.
Reconnaissons que la tâche de Diem n’est pas simple. La dureté de son régime a des excuses. Coincé entre un Cambodge hostile, et tenté par le neutralisme, un Laos incertain, et l’inquiétant dynamisme du Vietminh, il n’est pas dans une situation qui permette l’apprentissage et l’exercice de la démocratie.
Dans l’été 1955, après que Dien Bien Phu eût sonné le glas de l’Indochine française, Saïgon vit arriver par milliers les hordes tragiques des réfugiés du Nord. Ils venaient à pied, en charrettes, traversant des jungles, des montagnes, affrontant quelquefois, sur des barques à rames, la redoutable mer de Chine. Beaucoup n’arrivaient pas. Ce qu’ils cherchaient, ce n’était peut-être pas la démocratie. Ils savaient ce qu’ils fuyaient. C’était cela, l’important.
Cet exode n’a pas cessé. Il passe, aujourd’hui encore, des centaines d’hommes et de femmes à travers les mailles du filet communiste. Un million de réfugiés en cinq ans : c’est à cette armée du désespoir que Diem a dû faire face.
Je dois dire que, sur ce point, avec l’aide américaine, le gouvernement de Saïgon s’est admirablement acquitté de sa mission. Un million d’hommes sans toit se sont fondus avec les douze millions d’habitants qui peuplent le sud Vietnam.
Les rizières, les plantations les ont généreusement accueillis. Ils ont été logés, nourris, reclassés par des administrateurs qui ont fait preuve envers eux d’un dévouement comparable à celui des sœurs de charité.
Diem s’est inspiré, dans son œuvre de « réimplantation », d’un esprit « stratégique » qui témoigne, chez lui, d’une exacte conscience des périls de ce qu’on nomme « la guerre révolutionnaire ». Il a cherché à « combler les vides » en peuplant les régions dépeuplées et négligées, comme les hauts plateaux de l’Annam, en distribuant aux paysans des terres en friche, en les attirant par des prêts, en organisant, pour les réfugiés, grâce à l’aide américaine, des écoles de cadres d’où sortent chaque année de jeunes ingénieurs agronomes.
LA MENACE DES « PIRATES »
Pays attachant, inoubliable, mais où l’on perçoit, derrière ce décor, une menace. Elle peut surgir, elle a surgi plusieurs fois déjà. Une centaine d’hommes, quelquefois deux cents, quelquefois cinq cents, sortent tout armés, la nuit, des profondeurs de la forêt. Ils ont des uniformes noirs ou kakis — l’épaule droite est généralement dénudée — et portent des insignes de grade. Ils, peuvent surgir dans le Delta, sur les rizières, pour dévaster la récolte, à la frontière du Cambodge, ou encore sur ces plateaux Moïs où l’on voit des adolescentes nues, fumer tranquillement la pipe en dénouant leurs grands chignons noirs au bord des routes.
« Ce sont des pirates, il y en a toujours eu », dit le gouvernement. Mais l’excuse est fragile. Il y a au Vietnam des gens qui savent que ce ne sont pas des pirates, mais des bandes organisées, politiquement encadrées, et qui reçoivent leurs ordres du Nord. Un groupe de planteurs français — ces pionniers du caoutchouc dont il faudrait un jour raconter l’épopée — me font le récit de ce qui leur est arrivé, l’été dernier, à Loc Ninh, l’une des plus belles et peut-être la plus importante, avec un million d’arbres, de toutes les plantations d’hévéas du Vietnam. C’était la fin du mois.
Les ouvriers attendaient la paie.
Les routes n’étant pas sûres, c’est un petit avion, un Piper, qui va régulièrement jusqu’à Saïgon, chercher l’argent. Les planteurs de Loc Ninh, comme ceux de Michelin, comme ceux des Terres Rouges, ont leur avion, leur pilote, et leur terrain d’atterrissage, longue bande de ciment, parallèle à la route, jetée dans une clairière. On vit, comme d’habitude, scintiller l’appareil au-dessus de la forêt. Il fit un cercle. Au moment précis où ses roues touchaient le sol, l’attaque était déclenchée. Les « pirates » sortaient de partout, comme s’ils étaient cachés derrière les troncs des hévéas. Ils ne se contentèrent pas de ficeler le pilote, et de s’emparer des sacs de piastres. Disposant leurs mitraillettes en carré, ils réunissent dans la clairière les dirigeants et les 5000 ouvriers de la plantation et leur tiennent un discours les invitant à refuser toute confiance au gouvernement Diem et à son armée.
« Le gouvernement de Hanoï ne vous veut pas de mal, mais ceux qui trahissent seront châtiés. »
Celui qui parle ne porte pas d’uniforme. Il a un chapeau, une serviette sous le bras : c’est le « commissaire politique ».
Pendant cette harangue, les maisons sont fouillées, et méthodiquement mises à sac. L’opération dure deux heures. Pour bien marquer qu’il a tout son temps et ne redoute pas l’arrivée des troupes gouvernementales, le chef des pirates, qui se fait appeler « colonel », s’empare, dans l’écurie, du plus beau cheval de la plantation et pique un galop paisible autour de la clairière. Quelques jours plus tard, à leur grande stupéfaction, les directeurs de la plantation virent revenir leur cheval, seul, et portant, épingle à la selle, ce message :
« Avec mes remerciements et mes excuses. Nous nous reverrons.
Signé : Le Colonel. »
Ceux qui les ont vu de près n’ont aucun doute. Ils savent que Ho Chi Minh entretient à travers le Sud-Vietnam des maquis endémiques. Ils savent que le pouvoir de Diem est moins absolu qu’il ne paraît et que, cinq ans après Dien Bien Phu, la guerre d’Indochine continue.
0 commentaires