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Indochine 1959 : Des Américains bien tranquilles (4)

7 Mai 2024 | Politique, Vietnam

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La Gazette de Lausanne, 18  septembre  1959

Un climatiseur, dans ce bureau de l’Ambassade américaine, permet la cravate, le col dur, le front sec, les idées claires  :

— Je sais ce que vous pensez. Ce sont les Américains qui ont chassé les Français de l’Indochine. Les Américains sont le mauvais génie du Vietnam. Ils veulent partout remplacer les Français. Ils sont en train de ruiner, au Vietnam, les dernières chances de la France. Eh bien, je vous affirme que ce n’est pas vrai.

L’ambassadeur des Etats-Unis à Saïgon, M.  Durbrow, se reprend et, non sans honnêteté, précise  :

— Disons que ça n’est plus vrai.

M. Durbrow, le regard brillant derrière ses lunettes d’écaille, est un homme carré et franc. Il a les pieds sur terre. Il a fait sa carrière, avant d’être ambassadeur, dans les consulats généraux. Il a l’habitude de traiter les choses concrètement. Son dernier poste, Singapour, l’a quelque peu converti à l’idée que le déclin des grandes puissances —  l’Angleterre devant la Malaisie  — n’annonce pas nécessairement, pour les peuples émancipés, le progrès et le bonheur. M.  Durbrow parle un français choisi, il est ancien élève de l’Ecole des sciences politiques de la rue Saint-Guillaume et il a retrouvé, à Saïgon, un ancien condisciple et camarade de promotion  : Son Excellence l’ambassadeur de Chine, envoyé extraordinaire du maréchal Tchang Kaï Tchek. Tout cela fait qu’il regarde le Vietnam avec des yeux qui ne sont pas tout à fait ceux d’un enfant de chœur du cardinal Spellman ou d’un lecteur du Christian Science Monitor. M.  Durbrow dit sans sourciller ce qu’aucun Américain n’a jamais dit devant moi —  que l’on ne raye pas d’un trait quatre vingts ans de présence française. II convient qu’au début du régime Diem, Washington a cru flatter l’amour-propre nationaliste vietnamien en jouant «  à fond  » la carte antifrançaise. Mais vite on s’aperçut que «  ce n’était pas la bonne carte  ». On continuait d’enseigner le français dans les écoles, on continuait, dans l’administration vietnamienne, de parler français. Certains dirigeants vietnamiens se mirent à critiquer ouvertement «  le colonialisme indirect de Washington  ». Le propre frère du président Diem, Ngo Dinh Nhu, publia même, dans un journal français, un article sévère qui fit réfléchir les experts asiatiques du Département d’Etat. Il fut alors décidé, affirme M.  Durbrow, qu’on ne jouerait plus «  contre  » mais «  avec  » les Français dont les investissements, dans ce pays, représentent encore, en 1959, 85  % de la structure économique du Vietnam.

L’ambassadeur, un instant, retire ses lunettes  :

— Mais n’oubliez pas que ce sont des investissements qui rapportent. Pour notre part, nous dépensons au Vietnam la somme fabuleuse de 185 millions de dollars par an, et ces dollars ne rapportent rien. Il n’y a qu’un pays au monde où nous dépensions davantage  : la Corée. Ce chiffre en dit long. Regardez la carte, vous comprendrez.

Oui, bien sûr, le Vietnam apparaît sur la carte, comme la Corée, un fragile appendice au flanc de l’immensité rouge. Les accords de Genève ne l’ont pas plus autorisé que le Vietminh à «  signer des traités d’alliance  », mais il est «  couvert  » par la puissance américaine comme le Tonkin de Ho Chi Minh est «  couvert  » par la puissance chinoise. Tout repose sur ce redoutable équilibre. Le reste est littérature. Mais que vaut, précisément, cet équilibre  ?

Ce n’est pas une invasion ouverte qui menace le Vietnam, mais une invasion sourde, subtile  : celle des mots d’ordre, des promesses, des prétendus pirates qui surgissent parfois des forêts.

Cette invasion-là, les Américains, avec tous leurs cadeaux (ces tracteurs, ces camions qui portent l’emblème fraternel de l’aide US), sont-ils assez mûrs et suffisamment sagaces pour la contenir  ?

A première vue, ils ont fait un grand effort. Je ne connais pas un pays d’Orient ou d’Asie, où la présence américaine soit aussi discrète qu’au Vietnam. Jamais d’uniformes. Jamais de descente de la Military Police dans les bouges de Saïgon. Quand, dans un dancing de l’ex-rue Catinat, un brave garçon en chemise Hawaï engage la conversation avec une petite entraîneuse vietnamienne, c’est souvent avec des intentions pures. Il l’épousera peut-être, il en fera peut-être une bourgeoise de Pittsburgh ou de Salt Lake City.

A la piscine du Sporting, dont les invités sont triés sur le volet, les Américains se tiennent bien. Ils font même d’attendrissants efforts pour parler français, les plus courageux allant jusqu’à bredouiller quelques mots de vietnamien. Oui, vraiment, sur toute la ligne, les Américains du Vietnam méritent 10 de conduite.

Ils se cachent, ils vivent entre eux. Ils distribuent des conseils et des dollars, mais restent dans leurs bureaux. Il y a des coins de la Cochinchine ou de l’Annam où personne n’a jamais vu d’Américains. Les correspondants de presse eux-mêmes, comme frappés d’une étrange léthargie, évitent les incursions dans la brousse, dans les villages, dans les rizières.

Je propose à Dale Bim, qui représente une grande agence de New-York, de m’accompagner jusqu’à la frontière du Laos où je sais qu’il se passe des choses singulièrement alarmantes, infiltrations de Viets, villages douteux, bagarres même.

— Vous êtes fou, dit Dale, je n’ai pas envie d’attraper la malaria. Ce sont des coins infestés de sales moustiques. Vous n’y verrez rien. En tous les cas, si vous y allez, prenez de la quinine.

Il m’arrête, fourchette levée, au restaurant où nous déjeunons :

— Laissez donc votre salade. Jamais de salade en Asie. La salade, ce sont les amibes, c’est la dysenterie assurée, les coliques, la fièvre. Moi, je fais attention, ajoute-t-il, en avalant d’un trait une rasade de whisky anti-microbe qui fait, au passage, saillir sa pomme d’Adam.

Evidemment, ce sont des raisons. Les Américains ont de bonnes raisons pour ne pas se mêler à cette population qui vit encore dans des paillotes et se lave dans l’eau fétide des Arroyos. Mais ils ont aussi d’honorables raisons d’un ordre à la fois psychologique et politique. Qu’ils appartiennent au Groupe d’assistance militaire (le MAAG) ou au Groupe d’assistance économique (USOM), on leur a conseillé d’être des «  Américains bien tranquilles  »  :

«  Observez les Vietnamiens, mais ne vous mêlez pas de leurs affaires. Respectez leur indépendance. Ces gens ont souffert pendant quatre vingts ans sous la férule coloniale. Ne leur donnez jamais le sentiment qu’un colonialisme a succédé à l’autre.  » Ce n’est peut-être pas la lettre, mais c’est, en tous les cas, l’esprit des consignes qui leur sont données. Les Américains ont un peu rudement bousculé, sans méchanceté mais sans beaucoup de tact, la plupart des pays où ils sont passés. Ils ont assez mal réussi, en Orient, chez les Arabes.

En Asie, ils mettent des gants. Il serait injuste de dire que c’est une simple précaution d’hygiène. Ils sont pleins d’un respect sincère pour la lutte d’une jeune nation «  qui s’est battue pour se délivrer de la tutelle française  » et se bat, face au communisme, pour préserver à la fois son indépendance et les valeurs du monde libre.

Des résultats ? Psychologiquement, on doit se résigner à dire qu’ils ne sont pas brillants. A peine descend-on des sphères officielles de Saïgon qu’on perçoit, comme en Orient, une réticence instinctive, profonde, à la doctrine, aux enseignements, et même aux hommes des Etats-Unis. Je crois pouvoir dire aussi que, dans le même temps, les Français, par contraste, bénéficient d’un petit retour de flamme. On parle la même langue, on se comprend. Entre le planteur de caoutchouc et son Nyaquoué, entre le prof du collège français et son élève, entre le toubib et son malade vietnamien, il y a tout de même des souvenirs. Il y a plus  : une espèce de complicité.

«  Ils veulent notre peau  », disait mon ami Berger, au jour de mon arrivée. C’est peut-être vrai à Saïgon, au ministère du Commerce ou à la Présidence. Il y a là de vieilles rancunes.

Mais dès que je me suis engagé sur les routes chargées de vieille poussière du Vietnam, quand je me suis arrêté dans des villages, quand un chef de district m’a offert au lac Thien (plus noble, plus beau qu’un lac italien) l’hospitalité du cœur, quand j’ai chassé le tigre à dos d’éléphant en compagnie de deux cornacs et d’un ancien guide de Bao Daï, j’ai su que le mutisme de Saïgon n’était qu’une façade —  et que Berger se trompait. Ils ont vu partir 20.000 Français, à l’heure de la débandade et du désespoir. Il en reste douze mille.

Ceux-là, malgré les brimades de l’Administration, les permis de séjour et les visas de sortie, je crois que les petits hommes au chapeau conique qui peuplent le Vietnam ont le désir de les garder.

Cela va assez loin. Les instructeurs du MAAG ont remplacé auprès de l’armée vietnamienne les officiers français. Un jour, les jeunes Turcs de cette armée, grisés par l’indépendance, voulant peut-être aussi se désolidariser de Dien Bien Phu, avaient superbement arraché leurs décorations françaises, leurs épaulettes. Ils en avaient fait, aux quatre coins du Vietnam, des feux de joie, des bûchers. C’est le passé qui flambait. Et puis les Américains arrivèrent.

Je suis en mesure de dire qu’aujourd’hui les jeunes Turcs regrettent leur geste. Ils ont mûri. Ils ont découvert aussi, et ils avouent, tel ce jeune colonel des hauts Plateaux, qui arbore sans honte sa Légion d’honneur, sa croix de guerre, qu’avec les militaires américains, ça ne marche pas. Leurs méthodes, brutales, systématiques, sont conçues pour des géants sportifs, rompus à toutes les dures gymnastiques de l’armée US. «  Nos soldats, confesse un officier vietnamien, ont besoin de ménagements, d’explications, de patience.  » Il porte un uniforme clair, une haute casquette, comme en ont les officiers américains. Il ajoute pourtant  :

— Les méthodes françaises nous convenaient mieux.

Les bénéficiaires de l’aide US disent à peu près la même chose. Ce que la France verse au Vietnam (6 milliards par an), en comparaison de la manne américaine, est dérisoire. Pourtant, me confie un chef de district agricole, «  quand j’ai besoin d’un tracteur, si je téléphone à l’ambassade de France, je l’ai dans les quatre semaines qui suivent  ; si je m’adresse aux Américains de l’USOM, je dois fournir trente-six explications, en justifier l’emploi, remplir des formules qui par un long cheminement iront jusqu’à Washington, dont la réponse, en fin de compte, ne sera pas toujours positive  ».

C’est un fonctionnaire saïgonais qui me donne la clef de la situation  : «  Avec les Français, nous nous comprenons à demi-mot. Les Américains préfèrent jouer les grands frères  : ils nous éduquent.  » C’est ce que le Vietnam n’aime pas et, malheureusement, Ho Chi Minh le sait.

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