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Indochine, 1959 : Cholon, du vice à l’austérité (2)

7 Mai 2024 | Politique, Vietnam

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La Gazette de Lausanne, 12  septembre  1959

Le soir Berger m’a dit :

— Nous allons à Cholon : c’est un pèlerinage que je te propose.

J’attendais un ruissellement de lumières, une féerie d’enseignes chinoises, une armée de taxi-girls, une nuit crépitante du bruit des pièces de mahjong et des ruelles jalonnées de fumeries.

Diem, dit Berger, a mis bon ordre à tout cela. Depuis cinq ans nous nageons dans un océan de vertu.

Cholon ne joue plus, Cholon ne fume plus. C’est à peine si l’on fait éclater quelques pétards pour la fête du Tet. Au milieu des squares se dressent des statues de la Sainte Vierge, grands morceaux de sucre d’orge couleur fraise ou vanille. Diem a banni le péché des rues de Cholon.

Purifier Cholon, comme les communistes ont purifié Shanghaï, c’était une rude tâche. Cette banlieue de Saïgon était depuis toujours le repaire des aventuriers, des joueurs et la drogue s’y vendait sur le trottoir, comme le poisson séché, comme la soupe chinoise. Un immense caravansérail nocturne, le Grand Monde, célèbre dans toute l’Asie, aspirait chaque nuit des millions de piastres sur ses tables de bac-quan ou de tai-xieu. Le Grand Monde, plus qu’un casino, était, malgré son nom naïvement prétentieux, le rendez-vous le plus interlope de l’Extrême-Orient. On y venait de Singapour, de Manille, de Pnomh Penh, de Bangkok, de Vientiane, jouer sur un coup de dé ou de roulette des fortunes trop vite faites pour être avouables, millions gagnés sur les changes frauduleux ou sur la contrebande des armes, qu’on pouvait perdre avec d’autant plus d’allégresse qu’ils seraient reconstitués dans la semaine. On entrait au Grand Monde par la rue des Marins non sans avoir au préalable retourné ses poches pour prouver qu’on ne détenait pas de grenades. Sous les fenêtres grillagées, dans une sorte de cour des miracles, des coolies décharnés, assis sur leurs talons, jouaient aux dés leurs pourboires, à peine les avaient-ils reçus.

Tapies au fond d’alcôves aux plafonds de faïences bleues, des jeunes filles à l’air innocent attendaient les joueurs malheureux. Près d’elles brillait la petite flamme d’une lampe et, dans un vase, grésillait l’opium. L’opium, pour ceux qui avaient tout perdu, était gratuit.

C’était une idée du patron, Bai Vian, dit Cinq Ficelles, ancien bagnard, qui ne régnait pas seulement sur le Grand Monde, mais commandait aussi ces fameux Binh Xuyen dont les pirateries terrorisaient Saïgon. Bao Daï avait fini, en désespoir de cause, par leur reconnaître une autorité officielle et une sorte de droit de police allant jusqu’à les revêtir de l’uniforme beige clair des représentants de l’ordre. Cette promotion insolite avait fait de Bai Vian un seigneur féodal, et les pirates devenus policiers assuraient à Saïgon, en échange de leurs exactions, une sécurité assez inespérée. Les Binh Xuyen furent même pendant un certain temps les meilleurs alliés des troupes françaises contre les Viets.

— Tout cela, c’est de l’Histoire, disait Berger avec une pointe de mélancolie, tandis que nous passions devant les portes hermétiquement closes du Grand Monde dont les bâtiments éteints ressemblent à ceux d’une grande écurie désaffectée.

Face au communisme austère et puritain, un grand vent de puritanisme et d’austérité balaie le sud asiatique et singulièrement ce Vietnam que préside un célibataire à la foi intransigeante. Ce ne sont que processions d’enfants de chœur, défilés religieux, prières publiques, sermons, réceptions de cardinaux : M.  Diem assiste à la messe chaque matin et se confesse, régulièrement, une fois la semaine.

— Prenons un pousse, suggère Berger  ; allons dîner chez Dong. Tu y sentiras la main de la Chine.

Nous nous installons chacun dans un cyclo-pousse, sorte de triporteur où le passager prend place à l’avant, tournant le dos au pédaleur qui s’essouffle au-dessus de sa tête. Le siège est assez confortable mais le sentiment d’être poussé par un inconnu qu’on ne voit pas l’est moins.

Un mauvais coup, à Saïgon, est vite arrivé. Mon cycle, qui a flairé le touriste, a des intentions plus pures  : il voudrait me faire découvrir le vrai Cholon. Il m’assure que Cholon, malgré les apparences, n’est pas mort, qu’il y a encore des filles et de l’opium, et même, ajoute-t-il, sans équivoque  : «  Si Monsieur désire, moi y en a moyen faire Madame, Monsieur  ».

Je lui dis que nous allons au restaurant Dong, mais lâchant son guidon d’une main, il me met sous les yeux une image moins édifiante que celles dont le gouvernement Diem illustre ses austères brochures de propagande. L’étrange voix sans visage se fait insistante («  Vraies photos cosson. Douze fois dix piastres  ») et précise qu’il s’agit de scènes authentiques photographiées à Tokyo, qui est aujourd’hui, à l’Extrême-Orient, frappé de vertu, ce qu’Athènes était autrefois à l’univers romain.

Berger est arrivé quelques minutes avant moi.

— Alors, dit-il en s’esclaffant, qu’est-ce qu’il t’a proposé  ? Tu vois ce qu’est l’austérité. Tu en verras bien d’autres.

Dong est un authentique restaurant chinois traversé d’un courant d’air moite que brassent les ventilateurs. Sur les plafonds courent d’inoffensifs petits lézards, les marigouilles —  mangeurs de moustiques  — dont le faible cri, moitié souris, moitié cricket, reste dans ma mémoire comme le fond sonore de mon séjour au silencieux Vietnam.

Des tubes de néon découpent des bouquets de tulipes en matière plastique. Le boy chinois attend notre commande, immobile, ne tournant la tête, par instants, que pour jeter dans un crachoir de faïence de longues expectorations. Une boyesse —  ainsi l’Asie appelle les servantes  — se trémousse de rire en nous regardant déchiffrer le menu  : deux cents pages couvertes de caractères chinois accompagnés de dessins où il est malaisé de discerner le canard de la pousse de bambou.

Mais le hasard fait bien les choses : ce que je vois arriver devant moi —  sorte de fœtus au bec ouvert baignant dans une gelée blanche  — c’est, me dit Berger avec une pointe d’enthousiasme, le fameux «  pigeonneau laqué au nid d’hirondelle  ».

MADAME LE DÉPUTÉ EST AUSSI DICTATEUR !

«  Quand il me prend dans ses bras…  » murmure en chinois, derrière son micro, la chanteuse de L’Arc en Ciel.

Berger a résolu de me faire faire ce qu’il appelle la «  tournée des mandarins  ».

J’ai encore dans la gorge le pigeonneau et la brûlure du vin bouillant de Dong et nous voici dans la dernière boîte de nuit de Cholon. Sanglé dans son «  prince de Galles  », le patron, Louis Arrighi, est venu nous saluer. Ce Corse à l’œil trouble regrette, bien sûr, le «  bon temps  » mais avoue, peut-être par prudence, «  qu’il ne faut pas trop se plaindre  ».

— Ça pourrait être pire.

Une douzaine de taxi-girls à cent piastres le quart d’heure font danser la clientèle et, mon Dieu, si l’on sait s’y prendre, ce que l’austérité vietnamienne interdit devient possible avec ces jeunes Chinoises. M.  Arrighi les fait venir de Hong-Kong. Elles sont fières et dignes. Leur cou long et délicat émerge d’un petit col dur qui leur donne quelque chose d’inaccessible et d’altier. Leurs jupes sont fendues jusqu’à mi-cuisse. Des talons aiguilles prolongent leur jambes admirables et les petites Vietnamiennes, dans leurs robes de soie qui descendent jusqu’aux chevilles, apparaissent, auprès d’elles, étrangement pudiques.

Soudain, sur un coup de cymbale, les feux s’allument, arrachant les couples à l’obscurité et je vois que les danseuses portent toutes, sur leur dos, un arc-en-ciel.

— C’est notre emblème, dit Arrighi.

— Il n’y a donc ici que des professionnelles  ?

Il lève les bras comme pour implorer la Madone  :

— Hélas ! dit-il, nous avons bien parfois des maris qui viennent danser avec leur femme, mais les autres font attention.

Le patron de l’Arc-en-Ciel me fait alors cette incroyable révélation  : la loi au Vietnam punit de prison les couples illégitimes. L’auteur de cette loi, la propre belle-soeur du président Diem, est une jeune beauté dont les succès ont autrefois défrayé la chronique et qui exerce aujourd’hui sur le Vietnam une véritable dictature morale. Elle s’appelle Mme Nhu. A ce seul nom, les yeux d’Arrighi brillent autant que ceux de Berger  :

— Vous devez absolument, disent-ils, la rencontrer. Elle est député de ChoIon depuis mars 56.

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